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Le Moyen Âge est un moment de notre histoire où ce mal est ressenti jusqu’à l’obsession. Ah oui, dira-t-on, parce que c’est le pire ennemi de l’idéal chevaleresque. C’est vrai, mais trop court. Car cette société qui exalte l’honneur est aussi chrétienne, et personne n’ignore que l’humiliation de Jésus sur la croix, devant sa mère, a été le prix de notre salut. (Le vieux cantique le disait bien, à sa manière : « De la crèche au crucifiement / Pour un Dieu quel abaissement ! ») Or qu’est-ce que la vie chrétienne sinon l’imitation de Jésus-Christ ? Et donc, le cas échéant, d’accepter l’humiliation pour la convertir en humilité – comme saint François d’Assise qui trouve là la joie parfaite.
Voilà le dilemme aigu que Michel Zink expose lumineusement en son prologue – non comme une “problématique”, mais comme un thème de méditation obsédante (je reprends ce mot), personnelle, voire très personnelle, qu’il nourrit de sa connaissance de la littérature du Moyen Âge, en posant un principe qui fonde son travail : « La représentation littéraire de l’humiliation est plus saisissante, mais aussi plus éclairante que toute analyse abstraite. » Il va même plus loin : « Récit et représentation de l’humiliation sont pires que sa réalité. » Il tient là le fil conducteur qui relie les cas les plus typiques d’humiliation, éclatante ou sournoise.
La ronde des fous
« Ce livre a sa source dans un cours donné au Collège de France de 2010 à 2012. » Parcours savant, donc, et même d’abyssale érudition, mais mise à la portée de l’auditoire, et plus encore du lecteur, qui avance à son rythme, avec l’aide des notes, et peut même s’attarder dans les nombreuses citations au va-et-vient entre la langue d’époque et sa traduction. Un luxe.
L’inventaire des richesses est impossible ici. Désignons seulement les figures d’humiliés qui se succèdent : celles des fous, fou d’amour, fou de Dieu, folie simulée, folie trop réelle, accablante de douleur ; celles du pauvre, du paysan, du malade, du vieillard, des mauvais garçons déchus, Rutebeuf, Eustache Deschamps, Villon ; à l’opposé, mais humiliation toujours, celle du chevalier, Roland à Roncevaux ou Lancelot sur sa charrette d’infamie, figures connues mais, on le voit sous ce nouvel éclairage, mal connues.
S’il faut en retenir une ici, ce serait pour moi celle de Jean Bodel, poète d’Arras (vers 1165 – 1210) qui, découvrant qu’il est atteint de la lèpre, prend congé de la société (Congés, titre de son œuvre). Michel Zink nous l’avait fait connaître dans Bienvenue au Moyen Âge (ch. 30 et 31). Mais c’est dans ce livre que le cas du poète lépreux prend tout son éclat, si l’on ose dire. Il a perdu figure humaine, mais il se bat pour aborder lucidement le moment suprême où pour lui « le jour se lève et pourtant la nuit tombe. » De l’humiliation à l’humilité, c’est voie de sainteté.
Double bienfait, littéraire et spirituel, que toutes ces pages dont chacune nous transporte en cette haute époque, si lointaine, si proche, nous ramène à nous-mêmes et nous donne à penser. C’est bien le Moyen Âge et nous.
Michel Zink, L’humiliation, le Moyen Âge et nous, 270 p., 20 € (Albin Michel, mars 2017)