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Aleteia : Le point de départ de votre réflexion porte sur la substitution par les “Lumières” du concept d’origine par celui de commencement. Quelle est la nuance ?
Bertrand Vergely : L’origine n’est pas temporelle : elle est métaphysique. Certes, nous sommes ce que nous sommes parce que nous avons un commencement temporel : lorsque nos parents se sont unis, puis quand nos mères nous ont mis au monde. Mais nous venons d’ailleurs. Nous venons de la Vie, de la Création, de l’Absolu : telle est notre origine. Jusqu’à l’abolition de la monarchie en 1792, on considérait que la naissance du Christ permettait la datation de l’humanité, car elle rappelait qu’elle peut être sauvée. Mais avec la Révolution française, le salut n’est plus le Christ : c’est le droit. La politique va sauver l’humanité, et non plus la religion.
Pourtant, dites-vous, 1792 marque l’avènement d’une nouvelle religion…
On assiste en effet à une captation de l’origine. Les “Lumières” se proposent d’en finir avec la religion, mais c’est en fait la matrice d’une nouvelle religion qui va déboucher sur le positivisme au XIXe siècle et les mouvements révolutionnaires du XXe siècle, du communisme au nihilisme en passant par l’anarchisme. Pour imposer cette nouvelle religion, les révolutionnaires établissent un nouveau calendrier, font de 1792 l’an I de l’humanité et liquident tous les symboles qui renvoient au passé, en particulier les nobles et les prêtres. Plus tard, Staline, Mao ou Pol Pot procéderont de même en éradiquant toute trace du passé par le génocide.
Quel est le spectre des penseurs embrassés par les “Lumières” ?
Les”Lumières” commencent avec Descartes et s’achèvent avec Robespierre et l’établissement du culte de l’Être Suprême. Même Rousseau, que l’on considère parfois en lisière des “Lumières”, peut leur être rattaché. Chacun, avec ses spécificités, contribue à donner naissance à un nouveau type de sujet : le sujet législateur, juge et partie. L’homme reçoit par sa sensibilité les données de la nature et en approfondissant, il passe de la sensibilité à la réflexion, ce qui le rend capable de juger et de dire ce qu’elle vaut. Cela va tout changer. L’homme est homme parce qu’il est un être social, ce qu’il manifeste par le contrat. Autrement dit, le contrat fait naître l’humanité. L’homme crée l’homme désormais.
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Que perd l’homme avec la primauté de la politique qu’imposent les “Lumières” ?
Il perd tout ce qui fait la caractéristique de l’intelligence humaine, active mais aussi passive. Les “Lumières” éliminent chez l’homme la passivité et l’inspiration. Or si nous vivons certes parce que nous le voulons, nous sommes aussi inspirés, guidés en profondeur, par quelque chose qui dépasse une vision contractuelle de l’existence. Les “Lumières”suppriment cette pensée inspirée et mettent en place une vision dominante, masculine, législatrice, volontaire. On commence à penser que l’homme, par la science et la technique, va pouvoir tout résoudre. On cueille aujourd’hui le fruit de cette vision avec le transhumanisme, par exemple. En supprimant le sens de la rêverie, de la contemplation, du silence, de l’arrêt au profit de la volonté et de l’action, on fait naître un monde dépourvu de poésie, de sens spirituel, et qui ne sait plus s’arrêter.
Les “Lumières” génèrent une nouvelle religion, mais aussi une nouvelle aristocratie, pensez-vous.
Quand on analyse les choses, on s’aperçoit en effet que les “Lumières” sont fascinées par l’aristocratie et ne rêvent que d’une chose : prendre sa place. Molière l’avait déjà très bien compris dans Le Bourgeois Gentilhomme. En témoigne aujourd’hui l’existence d’une caste parmi les intellectuels, les artistes ou les journalistes, qui pense détenir l’intelligence, qui déclare ce qui est digne d’être pensé, d’être audible. À un degré différent, comment ne pas être stupéfait par le régime castriste, prétendument révolutionnaire, où le pouvoir est verrouillé par la famille Castro, entourée d’une nomenklatura accumulant les privilèges. La Révolution française a-t-elle vraiment été une révolution ? C’est la question essentielle que pose Marx. La poser c’est déjà y répondre.
On ne peut nier cependant que la Révolution apporte la liberté en transformant le sujet en citoyen ?
Quel est le modèle de l’homme libre de la révolution ? C’est le libertin. Camus l’a bien vu dans L’homme révolté, livre dans lequel il observe que la révolution française est une révolution bourgeoise fondée sur deux piliers majeurs : le droit et la pensée libertine. Don Juan est le symbole de la nouvelle morale et de la nouvelle esthétique. Il est le modèle de l’homme de la Révolution. Libre et affranchi de toute identité, engagé dans aucune relation amoureuse, il est le libérateur par essence, dégagé de tous les conformismes. La lutte contemporaine contre les stéréotypes et pour l’équivalence de toutes les sexualités, procède de cette vision que domine la figure de Don Juan.
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Ici encore, on constate l’apparition d’une nouvelle forme de religiosité…
Don Juan crée une église dont les fidèles sont les infidèles. Comme Sade, il incarne l’homme révolté qui fascine tant le monde contemporain. Le rebelle y fait figure de prophète, de moderne, voire de Christ. L’orgasme est désormais la seule extase possible. La sexualité affranchie de toutes règles sert désormais de mystique, comme chez Georges Bataille, par exemple, selon qui l’expérience érotique est l’expérience mystique ultime : celle du dépassement de toutes les limites. Le modèle de l’homme chez Bataille comme chez Sade, c’est l’homme souverain. Le libertin, c’est le roi.
Comment expliquez-vous l’acceptation de cet héritage par nos contemporains, s’il est si sombre ?
La mécanique d’anesthésie de la pensée se déroule en trois étapes. Prenons l’exemple du transhumanisme. Premier temps, l’image choc : « Avec un microprocesseur inséré dans la rétine, les aveugles vont retrouver la vue ». Second temps, l’intimidation : « Tu ne vas quand même pas refuser le progrès ? ». Troisième temps, le fatalisme : « De toutes les façons tu n’y peux rien, c’est le sens de l’histoire. C’est inéluctable ». Cette mécanique permet de protéger la plupart des héritages révolutionnaires. Et quiconque persiste dans la critique est voué aux gémonies. Cela n’a pas manqué avec ce livre qui m’a valu d’être qualifié de conservateur et de réactionnaire. Alors que ce qui m’intéresse, c’est la vérité.
Quel enchaînement conduit selon vous d’une philosophie supposée émancipatrice à la Terreur ?
Tout est résumé dans cette phrase de L’Internationale : « Du passé faisons table rase ». Les “Lumières”, rappelle Hegel, ont voulu faire descendre le Ciel sur la Terre, ce qui débouche sur la conviction que ce monde est l’unique monde, et sur l’évacuation de la question du sens, de l’origine et de l’identité. Je ne me demande plus qui je suis, d’où je viens et où je vais. Je veux le réel ici et maintenant. Ce n’est pas un hasard si Le Mondain de Voltaire s’achève par le vers suivant : « Le paradis terrestre est où je suis ». La vie commence ici et maintenant et l’on ne doit rien au passé, à Dieu, à la tradition. On doit tout à soi-même et à ce que l’on fait ici et maintenant. Il faut donc supprimer l’ancien régime, fondé sur l’ordre et la tradition. Faire du passé table rase débouche directement sur le goulag et les camps de concentration et la Terreur. Difficile de l’admettre et pourtant, c’est ce qui s’est passé.
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Les grandes démocraties, héritières des Lumières, ont semble-t-il évité cette dérive sanguinaire ?
À vrai dire, j’ai le sentiment que nous ne sommes toujours pas très clairs dans notre rapport à la violence. Que le contrôle des naissances passe par l’avortement, par exemple, pose un problème de fond. Tout comme l’institution de l’euthanasie pour régler la question de la fin de vie. On objectera que l’accès à l’avortement a libéré la femme. Peut-être, mais l’avortement n’en demeure pas moins une violence. De la même manière, on estime que les horreurs de la révolution étaient le prix à payer pour les libertés et le progrès. Nous sommes plongés dans un sommeil spirituel qui nous rend prêts à accepter une certaine violence quand nous pensons qu’elle est facteur de progrès.
Iriez-vous jusqu’à identifier une dimension diabolique dans l’héritage des “Lumières” ?
Si l’on observe certains événements récents, on a parfois le sentiment que notre société bascule dans un univers proche de celui, terrifiant, dépeint par le marquis de Sade dans La philosophie dans le boudoir, dont le libelle était, je le rappelle : « Français encore un effort, si vous voulez être républicain ». Sade voulait faire sauter les interdits pesant sur le blasphème, l’inceste, le vol et le meurtre. Au nom de principes généreux ou compassionnels, on voit que ces interdits se fendillent peu à peu, comme en témoigne le débat récent sur le droit au blasphème — qui permet de cracher sur la pensée des autres au nom de la tolérance — ou encore le procès de Jacqueline Sauvage, qui a tué son mari, violent depuis des années. La sympathie bien compréhensible que suscite cette femme nous conduit à considérer que certains meurtres sont légitimes, ce que valide symboliquement la grâce présidentielle totale que lui accorde François Hollande fin 2016. Les “Lumières” nous rendent tranquillement sadiques. Se demander si le mal est vraiment mal, c’est vraiment diabolique.
Selon vous, l’exact opposé des “Lumières” porte un nom : le christianisme.
Le but prioritaire de la société depuis la révolution française est l’élimination du christianisme. Certes, il existe un christianisme particulièrement pesant, un certain conformisme chrétien conservateur qui ne laisse aucune place à la conscience des grands mystères. On y est religieux pour maintenir un ordre social. C’est une vision maurrassienne en somme, où l’on aime le pape mais où l’on se défie du Christ. Mais vous avez aussi la tradition spirituelle chrétienne et l’extraordinaire expérience du Christ. C’est époustouflant ! En voulant se libérer d’une religion conservatrice, peut être obscurantistes, on a liquidé nos racines spirituelles et transcendantes, ce qui nous empêche d’être pleinement libre. Bernanos disait qu’on ne comprend rien au monde moderne si on ne voit pas que tout est fait pour éliminer le monde intérieur. Mais rien n’est fini. La réalité est imprévisible. Personne ne sait ce qui va se passer. Nous allons être surpris. Et pourquoi pas en bien ? Je conserve une grande confiance en l’avenir, car cette imprévisibilité est porteuse d’espoir.
Obscures Lumières, Bertrand Vergely, Le Cerf, février 2018, 224 pages, 18 euros.