Non contente de travailler dans un centre social où, bénévole, elle donne des cours d’alphabétisation, Isabelle (Agnès Jaoui) court les associations où elle apporte vêtements et médicaments. Mais la crise guette, la révolte gronde. Dans sa famille, son surinvestissement dans l’humanitaire la conduit à négliger son mari et leurs deux enfants. Dans le centre d’aide sociale, elle est mise en concurrence avec Elke (Claire Sermonne), une nouvelle enseignante d’origine allemande aux méthodes innovantes. Pourtant, loin de s’arrêter, Isabelle décide alors d’embarquer ses élèves en demande professionnelle, avec l’aide d’un moniteur calamiteux (Alban Ivanov), Attila, pour qu’ils puissent passer le code de la route. Jusqu’où ira-t-elle ?
Une sauveteuse qui impose son aide
Isabelle est une « Sauveteuse » professionnelle. On doit à un psychiatre américain, Stephen Benjamin Karpman, lui-même disciple d’Éric Berne (l’inventeur de l’analyse transactionnelle), d’avoir découvert un jeu qui porte son nom : le Triangle dramatique de Karpmann (TDK). Il s’agit d’un jeu psychologique particulièrement toxique, et non d’une activité détendante. Et si l’on parle de jeu, c’est parce que l’interaction entre les personnages obéit à des règles fixes. En l’occurrence, ces personnages sont au nombre de trois : le Bourreau, le Victimaire et le Sauveteur. Le premier commet le mal, le deuxième le subit et le troisième le soigne. Et ces personnages permutent (« switchent », dit Karpman), introduisant ainsi des coups de théâtre.
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De prime abord, sauver quelqu’un est une action positive. Mais il n’en est plus de même lorsque le Sauveteur impose son aide. Et tel est le cas d’Isabelle. Cette quinquagénaire survoltée peut cocher la totalité des cases caractéristiques du Sauveteur, à commencer par la plus caractéristique : elle se dépense sans compter à prendre soin de l’autre, que l’autre le veuille ou non. De plus, elle reconfigure l’espace autour d’elle selon les divers pôles du TDK : ceux qu’elle aide deviennent de plus en plus des Victimaires réclamant d’être aidés, même au-delà de ses compétences d’Isabelle, même au-delà des exigences de la loi ; ceux qui, comme sa famille, refusent d’entrer dans son jeu, sont au contraire diabolisés en Bourreaux ; et quand elle-même se décourage ou s’épuise, elle se lamente avec amertume de ne pas être sauvée par son entourage, donc en devient la Persécutrice. Sa manipulation va jusqu’à transformer le repas familial de Noël (cette « infâme partouze capitaliste ») en partage caricatural sur les associations humanitaires. Enfin, cette droguée de l’autre remporte la médaille d’or du sauvetage en faisant passer gratuitement le code de la route à ses protégés avec la complicité d’un branquignol qu’elle cherche par la même occasion à aider…
La manipulation appelle la manipulation
En fait, dès la première scène, le tableau clinique complet apparaît : Isabelle distribue des feuilles de cours d’alphabétisation à des réfugiés sans-logis qui ne lui ont rien demandé et qui les prennent avec joie, ce qu’elle prend bien entendu pour un acte de reconnaissance, alors qu’elles finissent toutes dans le brasero… La manipulatrice involontaire se fait manipuler volontairement par des personnes qui, dignité oblige, ne veulent pas être assistées.
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Le film serait une réjouissante dénonciation de la toxicité des Sauveteurs en particulier, et du TDK en général s’il ne devenait lui-même l’otage des… bonnes intentions d’Isabelle. Certes, il démonte sans complaisance ses motivations ambiguës et les conséquences délétères de son altruisme démesuré : à consacrer tout son temps, toute son énergie, voire tout son argent (qui se trouve justement ne pas être le sien) à ceux du dehors, elle finit par négliger ceux du dedans – négliger devant se prendre en son beau sens étymologique : « nier le lien », qui est l’opposé même de celui de religion – et faire la leçon à tout le monde.
L’enfer des « bonnes intentions »
Toutefois, le scénario a pour climax (sommet), non pas la conversion, au sens propre de retournement, de la femme qui, enfin, prendrait conscience de ses ambivalences et de ses violences, mais, tout au contraire, celle de sa famille : le mari, parti seul avec leurs enfants pour un mariage en Bosnie, réalise soudain tout le bien que sa femme fait aux siens, permettant à son frère non seulement de finir ses études de médecine, mais de rencontrer la femme de sa vie – belle scène où il passe de la gêne à recevoir une gratitude débordante qu’il ne mérite en rien, à vouloir donner cette même gratitude qu’Isabelle mérite en tout – ; l’adolescent qui, sortant de son ego dilaté à la mesure du monde virtuel où le plonge la caméra dont il est addict, découvre avec admiration le monde de l’autre qui est celui du bénévolat ; la fille elle aussi en pleine crise de révolte antimaternelle, se rapproche de la mère qui la révolte avec compassion et amour lors de l’enterrement de son arrière-grand-mère, certes parce qu’elle est émue par la souffrance sans feinte et par la vérité sans fard de sa mère, mais, plus encore, par le courant de générosité qu’elle a suscité. Ainsi, au terme, l’héroïne a réussi à retourner tout son entourage, et même ceux qu’elle aide et les autres bénévoles, dans son altruisme contagieux, sans en rien se convertir elle-même.
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Enfin, le titre du film disait déjà (presque) tout. Un proverbe célébre affirme qu’un lieu aussi chaud que peu chaleureux, est pavé de bonnes intentions. Or, c’est ce que devient la vie de ceux qui côtoient Isabelle, lorsqu’ils n’ont pas la chance d’être déclassés ou exclus. Pourquoi l’attitude de la Sauveteuse qui présente toutes les apparences du bien et même de la justice est-elle infernale, ou plutôt diabolique au sens étymologique (exact opposé du sym-bole qui rassemble, le dia-bole fragmente) ?
Le besoin de retour
D’abord, parce qu’elle divise la famille et la fait souffrir. Mais, beaucoup plus profondément et plus gravement, parce que la bonne intention valorisée et intensément altruiste qu’affiche le saint-bernard dissimule une intention beaucoup moins noble et intensément narcissique qui est le besoin de retour. Si le Sauveteur sert tout le monde jusqu’à l’asservir, c’est secrètement pour se servir au passage. Là encore, dès la première scène, tout est montré : Isabelle promptement canonisée (« Tu es une sainte ») non seulement ne refuse pas ce Santa subita injustifié, mais esquisse un sourire triomphant. Or, à aucun moment, cet égocentrisme d’autant plus dévastateur qu’il est insu n’est dénoncé ni conscientisé.
Le remède n’est donc pas, comme le propose l’histoire, d’injecter plus d’attention à ses proches ou, pire, comme le conseille la grand-mère — de ne jamais abandonner ses bonnes intentions : l’aïeule d’autant plus idéalisée qu’elle est, malheureusement, irréconciliée avec sa fille (et mère d’Isabelle), radicalise sa posture d’assistante tous risques et tous besoins. La seule issue aurait été de montrer Isabelle conjuguer cette édifiante attention aux autres à un humble désintéressement, une authentique estime de soi et une respectueuse attention de la liberté d’autrui.
Trois risques à conjurer
L’on dit parfois du Sauveteur qu’il est un « bon Samaritain » – ce qui, au vu de l’Évangile (cf. Lc 10,25-37), est un compliment. Mais n’oublions pas combien sa sollicitude est ajustée : « Le lendemain, il sortit deux pièces d’argent, et les donna à l’aubergiste, en lui disant : “Prends soin de lui ; tout ce que tu auras dépensé en plus, je te le rendrai quand je repasserai” » (v. 35). Le Bon Samaritain confie le blessé à l’aubergiste et poursuit son chemin. Autrement dit, il ne se laisse pas détourner de sa mission et dévorer par le soin de la victime.
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D’une manière très équilibrée, il conjure donc trois risques. Le premier, qui est souligné de manière privilégiée sinon exclusive est l’indifférence à l’égard de la victime. Le deuxième – qui est une variante – est l’attention seulement financière (il promet de repasser) qui peut être une manière de se dérober à la proximité – « Et qui est mon prochain ? » (v. 29) – et donc de ne pas vivre la véritable compassion. Le troisième risque, tout opposé, caractérise le dysfonctionnement du Sauveteur, qui fusionne avec la Victime au point d’en oublier son devoir d’état (par exemple, s’il est père de famille) et la hiérarchie des priorités incluse dans sa mission.
Les Bonnes intentions, comédie française de Gilles Legrand, 2018. Avec Agnès Jaoui, Alban Ivanov, Tim Seyfi, Claire Sermonne.
https://youtu.be/oP6S4L3u2vg
Bibliographie
StephenB. Karpman, Le Triangle dramatique. Comment passer de la manipulation à la compassion et au bien-être relationnel, trad. Pierre Agnèse et Jérôme Lefeuvre, Paris, InterÉditions, 2017.
Christel Petitcollin, Victime, bourreau ou sauveur. Comment sortir du piège ?, Bernex, Jouvence, 2006, rééd. en coll. « Poches », 2011.
Pascal Ide, Le Triangle maléfique. Sortir de nos relations toxiques, Paris, L’Emmanuel, 2018.