Du 21 au 24 février 2019, à l’invitation du pape François, les présidents des conférences épiscopales du monde entier se sont réunis au Vatican pour réfléchir ensemble à la crise actuelle de la foi et de l’Église ; une crise vécue dans le monde entier après des révélations choquantes sur les abus commis par des religieux sur des mineurs.
L’ampleur et la gravité des épisodes rapportés ont profondément secoué les prêtres, tout comme les laïcs, et ont amené plus d’une minorité à remettre en cause la foi même de l’Église. Il était nécessaire d’envoyer un signal fort et de se remettre en chemin, pour redonner à l’Église une vraie crédibilité en tant que lumière parmi les peuples et en tant que force contribuant à la lutte contre les puissances destructrices.
Ayant moi-même occupé un poste de responsabilité, comme pasteur de l’Église, au moment de l’explosion publique de la crise, et au cours de la période qui a précédé celle-ci, je ne pouvais que me demander — bien que je n’ai plus aucune responsabilité directe comme Émérite — comment je pourrais contribuer à un nouveau départ. Ainsi, après l’annonce de la réunion des présidents des conférences épiscopales, j’ai préparé quelques notes pour faire une ou deux remarques qui pourraient être utiles dans cette heure difficile. Après avoir contacté le secrétaire d’État, le cardinal Pietro Parolin et le Saint-Père lui-même, il a semblé approprié de publier ce texte dans Klerusblatt [un périodique mensuel destiné au clergé dans la plupart des diocèses bavarois].
Mon travail est divisé en trois parties. Dans la première partie, je souhaite présenter brièvement de manière générale le contexte social de la question, sans lequel le problème ne peut être compris. J’essaie de montrer comment s’est déroulé un processus sans précédent dans les années 1960. On peut affirmer que, dans les deux décennies entre 1960 et 1980, les critères qui prévalaient sur la sexualité se sont complètement effondrées et qu’il en est résulté une absence de normes auxquelles on a tenté de remédier. Dans la deuxième partie, je souhaite souligner les conséquences de cette situation sur la formation des prêtres et sur leur vie. Enfin, dans la troisième partie, je voudrais développer quelques perspectives pour une réponse appropriée de la part de l’Église.
I.
(1) L’affaire a commencé avec l’initiation, décrétée et appuyée par l’État, des enfants et des jeunes à la sexualité. En Allemagne, madame Käte Strobel, alors Ministre de la Santé, a fait tourner un film, dans lequel tout ce qui auparavant ne pouvait pas être montré publiquement, y compris les rapports sexuels, était projeté. Ce qui à l’origine était uniquement destiné à informer les jeunes, a été ensuite largement accepté comme une option réalisable.
Le « Sexkoffer » [une « valise » controversée, avec du matériel d’éducation sexuelle, utilisée dans les écoles autrichiennes à la fin des années 1980] édité par le gouvernement autrichien a produit des effets similaires. Les films sexuels et pornographiques sont devenus courants, au point d’être projetés dans les cinémas des gares [Bahnhofskinos]. Je me souviens encore qu’un jour, alors que je marchais dans la ville de Ratisbonne, une foule de gens faisait la queue devant un grand cinéma. Chose que nous n’avions vue auparavant qu’en temps de guerre, quand il fallait espérer une distribution extraordinaire. Je me souviens aussi, à mon arrivée dans la ville le Vendredi saint en 1970, avoir vu tous les panneaux publicitaires couverts d’affiches qui présentaient deux personnes complètement nues, se serrant dans leurs bras.
Parmi les libertés que la révolution de 1968 a voulu conquérir, il y avait aussi cette liberté sexuelle totale, liberté qui ne tolérait plus aucune norme.
La propension à la violence qui a caractérisé ces années est étroitement liée à cet effondrement spirituel. C’est pourquoi la projection de films sexuels n’a finalement plus été autorisée dans les avions car elle créait de la violence parmi les passagers. Et comme les vêtements de cette époque provoquaient également l’agressivité, les directeurs des écoles ont essayé d’introduire des uniformes pour créer un climat favorable à l’apprentissage.
Le fait que la pédophilie ait également été diagnostiquée comme étant autorisée et appropriée fait partie de la physionomie de la révolution de 1968.
Pour les jeunes de l’Église, mais pas seulement pour eux, ce fut à bien des égards une période très difficile. Je me suis toujours demandé comment, dans cette situation, les jeunes pouvaient aller vers le sacerdoce et l’accepter, avec toutes ses conséquences. L’effondrement considérable des vocations sacerdotales au cours de ces années-là et le nombre très élevé de prêtres réduits à l’état laïc étaient une conséquence de cette situation.
(2) À la même époque, indépendamment de cette évolution, la théologie morale catholique a connu un effondrement qui a rendu l’Église sans défense face à ces changements dans la société. Je vais essayer de décrire brièvement la trajectoire de ce développement.
Jusqu’au Concile Vatican II, la théologie morale catholique était largement fondée sur la loi naturelle, tandis que les saintes Écritures n’étaient citées qu’en arrière-plan ou comme support. Dans l’effort mené par le Concile pour une nouvelle compréhension de la Révélation, l’option de la loi naturelle a été en grande partie abandonnée et une théologie morale entièrement basée sur la Bible s’est imposée.
Je me souviens encore de la façon dont la faculté jésuite de Francfort avait formé un jeune père très doué (Bruno Schüller) pour développer une morale entièrement basée sur les saintes Écritures. La belle thèse du père Schüller montre le premier pas dans l’élaboration d’une morale basée sur les saintes Écritures. Le père Schüller fut ensuite envoyé aux États-Unis pour des études plus approfondies et revint avec la conviction qu’il n’était pas possible d’élaborer systématiquement une morale à partir de la Bible. Il a ensuite tenté d’élaborer une théologie morale plus pragmatique, sans pouvoir apporter de réponse à la crise de la morale.
En fin de compte, la thèse selon laquelle la morale ne devait être définie qu’en fonction des finalités de l’action humaine a été largement affirmée. L’ancienne expression “la fin justifie les moyens” n’a pas été reprise sous cette forme brute, et pourtant cette façon de penser était devenue définitive. Par conséquent, il ne pouvait plus y avoir quelque chose qui représente le bien en soi, ni quelque chose de fondamentalement mauvais, mais seulement des jugements relatifs. Il n’y avait plus le bien [en soi], mais seulement ce qui est relativement meilleur, en fonction du moment et des circonstances.
À la fin des années 1980 et 1990, la crise des fondements et la présentation de la morale catholique ont pris des proportions dramatiques. Le 5 janvier 1989, la “Déclaration de Cologne”, signée par quinze professeurs de théologie catholiques, a été publiée. Cette déclaration s’est concentrée sur plusieurs points critiques de la relation entre le magistère épiscopal et le travail théologique. Ce texte, qui au début n’allait pas au-delà du niveau habituel de révolte, a grandi très rapidement jusqu’à devenir une protestationcontre le magistère de l’Église, ressemblant de manière audible et visible au potentiel d’opposition mondial contre les textes doctrinaux attendus de Jean Paul II (cf. D. Mieth, Kölner Erklärung, LThK, VI3, p. 196)
Le pape Jean Paul II, qui connaissait très bien la situation de la théologie morale et la suivait de près, a commandé une encyclique pour remettre les choses dans l’ordre. Ce travail a été publié sous le titre Veritatis splendor, le 6 août 1993, et a provoqué de vives réactions de la part de théologiens moraux. Avant cela, le “Catéchisme de l’Église catholique” avait déjà présenté de manière convaincante la morale proclamée par l’Église.
Je n’oublierai jamais comment Franz Böckle — parmi les principaux théologiens allemands de l’époque, qui après avoir été nommé professeur émérite, s’était retiré dans sa terre natale suisse — a annoncé, à la lumière des décisions possibles envisagées par l’encyclique Veritatis splendor, que si l’encyclique déterminait qu’il y a des actions qui doivent toujours être considérées comme mauvaises, et en toutes circonstances, il la combattrait de toutes ses forces.
Le Seigneur, plein de miséricorde, lui a épargné de mettre en pratique sa résolution. En effet, Böckle meurt le 8 juillet 1991. L’encyclique a été publiée le 6 août 1993 et affirme en effet qu’il y existe des actions qui ne peuvent jamais devenir bonnes.
Le pape était pleinement conscient de l’importance de cette décision à ce moment-là et, précisément pour cette partie de son texte, il avait de nouveau consulté des spécialistes éminents qui n’avaient pas participé à la rédaction de l’encyclique. Il savait qu’il ne devait laisser aucun doute sur le fait que la morale fondée sur le principe de l’arbitrage entre différents biens recherchés et différents maux à éviter doit avoir une limite. Il y a des biens qui ne peuvent jamais faire l’objet de compromis.
Il y a des valeurs qui ne doivent jamais être abandonnées pour une valeur plus grande et qui vont même au-delà de la préservation de la vie physique. Il y a le martyre. Dieu est encore plus grand que la simple survie physique. Une vie qui serait achetée par la négation de Dieu, une vie qui repose sur un dernier mensonge, est une non-vie.
Le martyre est une catégorie fondamentale de l’existence chrétienne. Dans la théorie soutenue par Böckle et par nombreux d’autres, le martyre n’est plus moralement nécessaire. C’est alors l’essence même du christianisme qui est en jeu.
Dans la théologie morale, entre-temps, une autre question était devenue urgente. La thèse selon laquelle le Magistère de l’Église ne devrait avoir la compétence ultime et définitive [l’infaillibilité] que sur les questions de foi avait été largement acceptée. (De ce point de vue), les questions concernant la morale n’entrent pas dans le champ des décisions infaillibles du Magistère de l’Église. Il y a probablement quelque chose de juste dans cette thèse qui mérite une discussion plus approfondie. Mais il existe un minimum moral qui est indissolublement lié au principe fondateur de la foi et qui doit être défendu si nous ne voulons pas réduire la foi à une théorie et reconnaître au contraire qu’elle s’incarne dans la vie concrète.
Tout cela montre à quel point l’autorité de l’Église dans le domaine moral est fondamentalement remise en cause. Ceux qui nient à l’Église une compétence finale dans ce domaine l’obligent à garder le silence précisément là où la frontière entre vérité et mensonge est en jeu.
Indépendamment de cette question, dans de nombreux domaines de théologie morale, on a développé la thèse selon laquelle l’Église n’a pas et ne peut avoir sa propre morale. L’argument étant que toutes les affirmations morales auraient des équivalents dans d’autres religions et que donc une appropriation chrétienne de la morale ne pourrait exister. Mais la question du caractère unique d’une morale biblique n’est pas résolue par le fait que pour chaque phrase, quelque part, un équivalent peut être trouvé dans d’autres religions. Il s’agit plutôt de l’ensemble de la morale biblique qui, en tant que telle, est nouvelle et différente de ses parties individuelles.
La particularité de l’enseignement moral des Saintes Écritures repose en définitive dans son attachement à l’image de Dieu, dans la foi en l’unique Dieu qui s’est manifesté en Jésus-Christ et qui a vécu en tant qu’homme. Le Décalogue est une application à la vie humaine de la foi biblique en Dieu. L’image de Dieu et la morale vont de pair, et entraînent ainsi un changement particulier de l’attitude chrétienne envers le monde et la vie humaine. De plus, le christianisme a été décrit dès l’origine par le mot grec hodós (“la route”, souvent utilisé dans le Nouveau Testament pour indiquer un chemin de progrès).
La foi est un chemin et un mode de vie. Dans l’Église ancienne, le catéchuménat s’est établi comme un lieu de vie dans lequel une culture nouvelle et spécifique au mode de vie chrétien était enseignée, préservée du mode de vie commun. Je pense qu’aujourd’hui encore, des communautés catéchuménales sont nécessaires pour que la vie chrétienne puisse s’affirmer dans sa particularité.
II
Premières réactions ecclésiales
(1) Comme j’ai essayé de le montrer, le processus de dissolution de la conception chrétienne de la morale, préparé depuis longtemps et en cours de réalisation, a connu une radicalité sans précédent dans les années 1960. Cette dissolution de l’autorité de l’Église en matière de morale devait nécessairement avoir des conséquences sur les différents domaines de l’Église. Dans le cadre de la réunion des présidents des conférences épiscopales du monde entier, avec le pape François, la question de la vie sacerdotale, ainsi que celle des séminaires, a revêtu un intérêt particulier. En ce qui concerne le problème de la préparation au ministère sacerdotal dans les séminaires, on constate un effondrement de la forme précédente.
Dans divers séminaires, des clubs homosexuels ont été mis en place, qui ont agi plus ou moins ouvertement et qui ont considérablement modifié le climat dans les séminaires. Dans un séminaire situé dans le sud de l’Allemagne, des candidats au sacerdoce et à la présidence du ministère laïc vivaient ensemble. Les séminaristes partageaient les repas communs avec des partenaires pastoraux mariés, eux-mêmes parfois accompagnés de leurs épouses et de leurs enfants, et dans certains cas, de leurs petites amies. Le climat dans le séminaire n’aidait pas à préparer les vocations sacerdotales. Le Saint-Siège était au courant de ces problèmes sans en être informé dans le détail. Dans un premier temps, une visite apostolique a été organisée dans les séminaires aux États-Unis.
Puisqu’après le Concile Vatican II, les critères de sélection et de nomination des évêques avaient été modifiés, la relation des évêques avec leurs séminaires étaient également très différente. Avant tout, pour la nomination des nouveaux évêques, on appliquait le critère de la “conciliarité”, ce qui, bien entendu, pouvait signifier des orientations assez différentes.
En effet, dans de nombreuses parties de l’Église, l’attitude conciliaire était comprise comme une attitude critique ou négative à l’égard de la tradition jusqu’alors en vigueur, qui devait maintenant être remplacée par une nouvelle relation radicalement ouverte avec le monde. Un évêque, qui avait précédemment été recteur d’un séminaire, avait montré des films pornographiques aux séminaristes avec l’objectif présumé de les rendre résistants à des comportements contraires à la foi.
Des évêques — et pas seulement aux États-Unis — ont rejeté la tradition catholique dans son ensemble et ont cherché à instaurer une sorte de nouvelle “catholicité” moderne dans leurs diocèses. Il convient peut-être de mentionner que, dans de nombreux séminaires, les étudiants surpris en train de lire mes livres étaient considérés comme inaptes au sacerdoce. Mes livres étaient cachés, comme de la mauvaise littérature, et on ne les lisait que sous la table.
Quand une visite [canonique] s’ensuivait, elle n’apportait aucune nouvelle constatation, apparemment parce que diverses puissances s’étaient coalisées pour dissimuler la véritable situation. Et quand une deuxième visite était organisée, elle apportait beaucoup plus d’informations, mais dans l’ensemble, elle n’aboutissait à aucun résultat concret. Néanmoins, depuis les années 1970, la situation dans les séminaires s’est généralement améliorée. Et pourtant, de manière sporadique, les vocations se sont renforcées car, dans l’ensemble, la situation s’est développée différemment.
(2) Si je me souviens bien, le problème de la pédophilie n’est devenu un sujet d’actualité que dans la seconde moitié des années 80. Aux États-Unis, la pédophilie était déjà un problème public. Alors, les évêques ont demandé de l’aide à Rome, car le droit canonique, tel qu’il est écrit dans le Code de 1983, ne semblait pas suffisant pour prendre les mesures nécessaires. Au début, Rome et les canonistes romains ont eu des difficultés avec cette demande. À leur avis, la suspension temporaire de la charge sacerdotale était suffisante pour obtenir purification et clarification. Cela ne pouvait pas être accepté par les évêques américains, car les prêtres restaient ainsi au service de l’évêque et pouvaient donc être considérés comme étant [encore] directement associés à lui. Ce n’est que lentement que le droit pénal, délibérément mal structuré dans le nouveau Code, a commencé à se renouveler et à s’approfondir.
À cela s’est ajouté un problème de fond, concernant la conception du droit pénal. À présent, seul le soi-disant garant, [une sorte de protectionnisme procédural], était considéré comme “conciliaire”. Cela signifie que les droits de l’accusé devaient avant tout être garantis, au point d’exclure en fait une condamnation. En contrepoids aux options de défense, souvent insuffisantes, des théologiens accusés, le droit de la défense s’est tellement accru que des peines devenaient presque impossibles.
Permettez-moi à ce stade un bref excursus. À la lumière de l’ampleur de l’inconduite pédophile, un mot de Jésus attire mon attention : ” Celui qui est un scandale, une occasion de chute, pour un seul de ces petits qui croient en moi, mieux vaudrait pour lui qu’on lui attache au cou une de ces meules que tournent les ânes, et qu’on le jette à la mer” (Mc 9,42).
L’expression “ces petits” dans le langage de Jésus désigne les croyants ordinaires, qui peuvent être ébranlés dans leur foi par l’orgueil intellectuel de ceux qui se pensent intelligents. Donc, Jésus protège le dépôt de la foi par une menace de punition pour ceux qui lui portent atteinte.
L’utilisation moderne de ces mots n’est pas erronée en elle-même, mais elle ne doit pas occulter le sens originel. Dans ce contexte, il devient évident que ce n’est pas seulement le droit de l’accusé qui est important et doit être protégé. Les biens précieux comme la foi sont tout aussi importants.
Un droit canonique équilibré, qui correspond au message de Jésus dans son intégralité, ne doit donc pas seulement fournir une garantie à l’accusé, dont le respect est un bien juridique. Il doit également protéger la Foi, qui est également un atout juridique important. Un droit canon construit correctement doit donc comporter une double garantie : la protection juridique de l’accusé, et la protection juridique du bien en cause. Si aujourd’hui on met en avant ce concept intrinsèquement clair, nous nous heurtons en général à la surdité et à l’indifférence sur la question de la protection juridique de la Foi. Dans la conscience juridique commune, la foi ne semble plus avoir le rang d’un bien à protéger. C’est une situation préoccupante à laquelle les pasteurs de l’Église doivent réfléchir et réfléchir sérieusement.
Aux brèves références sur la situation de la formation sacerdotale au moment de l’explosion publique de la crise, j’aimerais maintenant ajouter quelques remarques concernant l’évolution du droit canonique sur cette question.
En principe, la Congrégation pour le clergé est responsable pour juger des crimes commis par les prêtres. Cependant, comme à cette époque le garantisme dominait largement la situation, j’ai convenu avec le pape Jean Paul II qu’il était approprié d’attribuer la compétence pour ces infractions à la Congrégation pour la doctrine de la foi, sous le titre Delicta maiora contra fidem.
Avec cette attribution, la peine maximale était également possible, c’est-à-dire la réduction à l’état laïc, qui, en revanche, n’aurait pas été applicable à d’autres titres légaux. Ce n’était pas une astuce pour pouvoir imposer la peine maximale, mais une conséquence de l’importance de la Foi pour l’Église. En fait, il est important de garder à l’esprit qu’une telle inconduite de la part des clercs corrompt la foi.
Ce n’est que lorsque la foi ne détermine plus les actes de l’homme que de tels crimes sont possibles.
Cependant, la sévérité de la peine suppose également une preuve claire du crime commis : c’est le contenu de la garantie qui reste en vigueur.
En d’autres termes, afin d’imposer légalement la peine maximale, un véritable processus pénal est nécessaire. Mais les diocèses et le Saint-Siège ont été submergés par une telle exigence. Nous avons donc formulé un minimum de procédures pénales et laissé ouverte la possibilité que le Saint-Siège assume lui-même le processus, si le diocèse ou la métropole n’était pas en mesure de le faire. Dans tous les cas, le procès devait être vérifié par la Congrégation pour la Doctrine de la foi afin de garantir les droits de l’accusé. À la fin, cependant, dans la Feria IV (c’est-à-dire l’assemblée des membres de la Congrégation), nous avons mis en place une instance d’appel, afin de prévoir la possibilité d’un recours contre le procès.
Puisque tout cela dépassait les capacités de la Congrégation pour la doctrine de la Foi et que des retards devaient être évités en raison de la nature du problème, le pape François a entrepris d’autres réformes.
III
(1) Que devons-nous faire ? Peut-être devrions-nous susciter une autre Église en réponse à ces problèmes ? C’est quelque chose qui a été déjà expérimentée, et qui a échoué. Seuls l’obéissance et l’amour envers notre Seigneur Jésus-Christ peuvent nous montrer la voie à suivre. Commençons donc par essayer de comprendre à nouveau, et de l’intérieur, ce que le Seigneur a voulu et veut avec nous.
Voici ce que je dirais en premier lieu : si nous voulions synthétiser au maximum le contenu de la foi tel qu’il est présenté dans la Bible, nous pourrions dire que le Seigneur a initié une histoire d’amour avec nous et souhaite y associer toute la création. Le contrepoids contre le mal, qui nous menace et menace le monde entier, ne peut consister qu’en notre abandon à cet amour. Il est le vrai contrepoids au mal. La puissance du mal naît de notre refus d’aimer Dieu. Celui qui met sa foi dans l’amour de Dieu est racheté. Le fait que nous ne soyons pas rachetés est une conséquence de notre incapacité à aimer Dieu. Apprendre à aimer Dieu est donc la voie de la rédemption pour l’humanité.
Essayons maintenant de déployer un peu plus ce contenu essentiel de la révélation divine. Nous pourrions alors dire que le premier don fondamental que nous offre la foi est la certitude que Dieu existe. Un monde sans Dieu ne peut être qu’un monde dépourvu de sens. Car sinon, d’où vient tout ce qui est ? En tous cas, il n’y aurait pas de fondement spirituel. C’est simplement là, sans véritable but ni sens. Il n’y a alors pas de notion de bien ou de mal. Celui qui est plus fort que l’autre s’impose. Le pouvoir est alors l’unique principe. La vérité ne compte pas, elle n’existe d’ailleurs pas. C’est seulement quand les choses ont un fondement spirituel, qu’elles sont voulues et pensées — seulement quand il y a un Dieu créateur qui est bon et qui veut le Bien — que la vie de l’homme peut également avoir un sens.
Que Dieu, créateur et mesure de toute chose, existe, est une nécessité fondamentale. Mais un Dieu qui ne s’exprimerait pas, qui ne révélerait pas sa présence, demeurerait une hypothèse et ne pourrait déterminer la structure de notre vie. Pour que Dieu soit aussi vraiment Dieu dans cette création qui a été pensée par Lui, nous devons nous attendre à ce qu’Il s’exprime d’une manière ou d’une autre. Il l’a fait de nombreuses façons, de manière décisive cependant dans l’appel adressé à Abraham et qui a donné aux hommes cherchant Dieu l’orientation qui mène au-delà de toute attente : Dieu Lui-même devient créature, et parle comme un homme avec nous autres humains.
Alors la phrase “Dieu est” devient in fine un message de joie, précisément parce qu’Il dépasse toute compréhension, parce qu’Il crée et est l’amour. Faire en sorte que les hommes reprennent conscience de ce message est la tâche première et fondamentale que le Seigneur nous confie.
Une société sans Dieu — une société qui ne Le connaît pas et qui Le considère comme inexistant — est une société qui perd son équilibre. Notre époque a vu l’émergence de la formule coup de poing annonçant la mort de Dieu. Quand Dieu meurt dans une société, elle devient libre, nous assurait-on. En réalité, la mort de Dieu dans une société signifie aussi la mort de la liberté, parce que ce qui meurt, c’est le sens, qui donne son orientation à la société. Et parce que la boussole qui nous oriente dans la bonne direction en nous apprenant à distinguer le bien du mal disparaît. La société occidentale est une société dans laquelle Dieu est absent de la sphère publique et n’a plus rien à y dire. Et c’est pour cela que c’est une société dans laquelle l’équilibre de l’humain est de plus en plus remis en cause.
Sur des points précis, il apparaît alors soudainement comme une évidence que certaines choses sont mauvaises et détruisent l’humain. C’est notamment le cas de la pédophilie. La théorie voulait, encore assez récemment, qu’elle soit considérée comme une pratique autorisée, et elle n’a cessé de se répandre. Et nous découvrons désormais avec effroi que nos enfants et nos adolescents subissent des choses qui menacent de les détruire. Que ces pratiques aient aussi pu survenir au sein de l’Église et parmi les prêtres doit nous bousculer au plus haut point.
Comment la pédophilie a-t-elle pu atteindre de telles proportions ? En fin de compte, la raison principale réside dans l’absence de Dieu. Nous aussi, chrétiens et prêtres, préférons ne pas parler de Dieu, car ce discours apparaît comme inconfortable. En Allemagne, après le bouleversement de la deuxième guerre mondiale, la mention expresse dans notre constitution de notre responsabilité devant Dieu était un principe fondamental. Un demi-siècle plus tard, il n’a pas été possible d’inclure la responsabilité devant Dieu comme principe dans la constitution européenne. Dieu est perçu comme l’affaire d’un parti ou d’un petit groupe, et ne peut plus être considéré comme un curseur pour l’ensemble de la communauté. Ce parti pris reflète la situation en Occident, où Dieu est devenu une affaire privée concernant une minorité.
L’une des premières tâches qui doivent découler des bouleversements moraux que connaît notre époque, consiste à ce que nous nous remettions à vivre de Dieu et ancrés en Lui. Nous devons avant toute chose réapprendre à reconnaître Dieu comme le fondement de nos vies et non à le laisser de côté comme une parole creuse. Je garde en mémoire cet avertissement que m’adressa un jour Hans Urs von Balthasar dans l’une de ses cartes : « Ne pas faire du Dieu trinitaire, Père, Fils et Esprit un postulat, mais une priorité. » Il se trouve que dans la théologie aussi, Dieu est souvent traité comme un présupposé indiscutable, mais dans les faits, personne ne traite avec lui. La thématique de Dieu semble si irréelle, si éloignée des choses qui nous concernent. Et pourtant, tout est différent si l’on privilégie Dieu plutôt que si l’on en fait un postulat ; si on ne le relègue pas en arrière-plan, mais qu’on le reconnaît comme le centre de nos pensées, de nos paroles et de nos actions.
(2) Dieu s’est fait homme pour nous. Sa créature humaine est si chère à son cœur qu’il s’est unifié à elle et s’est ainsi intégré dans son histoire de manière très concrète. Il parle avec nous, il vit avec nous, il souffre avec nous et il a pris la mort sur lui pour nous sauver. Il est vrai que ceci est évoqué en détail dans la théologie, avec des mots et des pensées savantes. Mais c’est précisément ainsi que nous courons le risque de devenir des maîtres de la foi au lieu de nous laisser renouveler et gouverner par la foi.
Considérons cela en regard d’une problématique centrale, la célébration de la sainte Eucharistie. Notre rapport à l’Eucharistie ne peut que susciter l’inquiétude. Le concile Vatican II avait, à juste titre, pour objectif de replacer ce sacrement de la présence réelle du corps et du sang du Christ, de la présence de sa personne, de sa Passion, sa mort et sa Résurrection, au centre de la vie chrétienne et de l’existence même de l’Église. Ceci s’est en partie avéré, et nous pouvons, en cela, être vraiment reconnaissants envers le Seigneur.
Mais c’est une autre attitude qui domine largement. Ce n’est pas un respect renouvelé pour la présence de la mort et de la Résurrection du Christ qui prévaut, mais une façon de se comporter avec lui qui détruit la grandeur de ce mystère. Le déclin de la participation à la célébration de l’Eucharistie le dimanche montre combien nous, chrétiens d’aujourd’hui, ne savons plus apprécier la grandeur du don que constitue sa présence réelle. L’Eucharistie est ramenée au rang de geste de cérémonie lorsqu’il devient communément admis qu’elle soit distribuée par politesse, à l’occasion de fêtes familiales ou de célébrations telles que des mariages ou des enterrements, à tous ceux qui sont présents parce qu’ils font partie de la famille. L’usage appliqué à certains endroits de distribuer la sainte communion à toutes les personnes présentes montre que nous ne voyons dans l’Eucharistie plus qu’un geste purement cérémoniel. C’est pourquoi, quand nous réfléchissons aux mesures qui sont à entreprendre, il apparaît clairement que ce n’est pas d’une nouvelle Église inventée par nos soins dont nous avons besoin, mais bien plus d’un renouvellement de la foi en la réalité de Jésus-Christ qui nous est offerte dans le Saint Sacrement.
Au cours de conversations avec des victimes de la pédophilie, cette nécessité m’est apparue avec toujours plus de vigueur. Une jeune femme, ancienne servante d’autel, m’a confié que l’aumônier, qui avait en charge les servants d’autel, introduisait toujours ses attouchements sexuels par la phrase : “Ceci est mon corps, livré pour toi.” Il est bien évident que cette femme ne peut plus entendre les paroles de la consécration sans revivre à nouveau la terrible souffrance de ces abus. Oui, nous devons urgemment implorer le Seigneur de nous pardonner, et le supplier, lui demander qu’il nous ré-apprenne à comprendre la grandeur de ses souffrances et de son sacrifice. Et nous devons tout faire pour préserver le don de l’Eucharistie de possibles abus.
(3) Et enfin, il y a le mystère de l’Église. La phrase avec laquelle Romano Guardini a exprimé, il y a presque 100 ans, la joyeuse espérance qui s’était emparée de lui et de tant d’autres, est restée dans les mémoires : “Un événement d’une portée incommensurable a débuté. L’Église s’éveille dans les âmes.”
Il voulait dire par là que l’Église n’était plus seulement vécue et ressentie comme un système, une forme d’autorité pénétrant dans nos vies, mais qu’elle commençait à être ressentie dans le cœur même des gens — comme quelque chose qui n’était plus uniquement extérieur, mais qui pouvait nous toucher de l’intérieur. Près d’un siècle plus tard, en repensant à ce processus et au regard de ce qui venait de se passer, j’ai été tenté d’inverser la phrase : “L’Église se meurt dans les âmes.” Effectivement, l’Église n’est plus aujourd’hui considérée que comme une espèce d’appareil politique. On parle d’elle en évoquant presque exclusivement des catégories politiques, et cela vaut jusqu’aux évêques mêmes, qui formulent leur vision de l’Église de demain en ne parlant qu’en termes politiques. La crise provoquée par les nombreux cas d’abus perpétrés par des prêtres force à regarder l’Église comme une entité qui a mal tourné, qu’il nous revient désormais de reprendre en main et de repenser. Mais une Église faite par nous ne peut être synonyme d’espoir.
Jésus lui-même a comparé l’Église à un filet de pêche contenant des poissons bons et mauvais, qui à la fin sont séparés par Dieu. Il y aussi la parabole où l’Église est un champ sur lequel pousse le bon grain que Dieu a lui-même semé, mais également l’ivraie qu’”un ennemi” a semée en cachette. Effectivement, l’ivraie est particulièrement visible dans le champ de Dieu, l’Église, et les mauvais poissons dans le filet montrent aussi leur force. Mais le champ reste le champ de Dieu, et le filet, le filet de Dieu. Le fait d’insister sur ces deux réalités ne constitue pas une fausse forme d’apologétique, mais un service nécessaire à la Vérité.
Dans ce contexte, il est nécessaire de faire référence à un texte important de l’Apocalypse de saint Jean. Le diable y est identifié comme l’accusateur qui accuse nos frères devant Dieu jour et nuit (Ap 12,10). L’Apocalypse reprend là une pensée qui est au centre de la narration du livre de Job (Jb 1 et 2,10 ; 42,7-16). Il y est raconté comment le diable essaie, devant Dieu, de faire passer Job pour un homme qui n’est juste que de l’extérieur. Et l’Apocalypse nous dit précisément la même chose : le diable veut prouver que les hommes justes n’existent pas. Que la vertu des hommes n’est qu’un artifice extérieur. Et que si l’on y regardait de plus près, les masques de vertu auraient tôt fait de tomber. Le récit commence par une dispute entre Dieu et le diable, au cours de laquelle Dieu avait décrit Job comme un homme véritablement juste. Il sera désormais l’exemple permettant de prouver qui a raison. Qu’on lui retire tout ce qu’il possède, et il ne restera rien de sa piété, avance le diable. Dieu lui accorde cette tentative, dont Job ressort vainqueur. Alors le diable insiste : “Peau pour peau ! L’homme donne tout ce qu’il a pour sauver sa vie. Mais étends la main, touche à ses os et à sa chair, je parie qu’il te maudira en face !” (Jb 2,4) Dieu accorde un deuxième essai au diable. Il a également le droit de toucher la peau de Job. Seul celui de le tuer ne lui est pas accordé. Pour les chrétiens il est clair que Job, qui se tient devant Dieu comme un exemple pour toute l’humanité, c’est Jésus-Christ. Dans l’Apocalypse, le drame de l’humanité nous est présenté dans toute son ampleur. Le Dieu créateur est confronté au diable qui dit du mal de l’ensemble de l’humanité et de la création. Il proclame, non seulement à Dieu mais avant tout aux hommes : regardez ce que ce Dieu a fait. Une création soi-disant bonne, mais en réalité misérable et répugnante. Cette façon de dénigrer la création est en réalité une façon de dénigrer Dieu. Elle veut nous prouver que Dieu lui-même n’est pas bon, et ainsi nous détourner de Lui.
L’actualité de ce que nous rapporte l’Apocalypse est évidente. Aujourd’hui, l’accusation contre Dieu consiste principalement à dénigrer purement et simplement son Église dans le but de nous en éloigner. L’idée d’une meilleure Église créée de nos mains est en fait une suggestion du diable, par laquelle il veut nous détourner du Dieu vivant dans une logique mensongère, qui nous dupe trop facilement. Non, l’Église n’est pas uniquement constituée, même actuellement, de mauvais poissons et d’ivraie. Aujourd’hui, l’Église de Dieu existe également, et c’est justement aujourd’hui qu’elle est l’instrument par lequel Dieu nous sauve.
Il est très important d’opposer aux mensonges et aux semi-vérités du diable l’entière vérité. Oui, il y a des péchés dans l’Église, et du mal. Mais même aujourd’hui, il y a la sainte Église, qui est indestructible. Aujourd’hui il y a de nombreuses personnes qui croient humblement, qui souffrent et qui aiment, à travers lesquelles se manifeste le vrai Dieu, le Dieu d’amour. Aujourd’hui aussi Dieu a ses témoins (“martyrs”) dans le monde. Il nous faut juste être attentifs pour les voir et les entendre.
Le mot “martyr” est tiré du droit procédural. Dans le procès contre le diable, Jésus est le premier et le véritable témoin pour Dieu, le premier martyr, à qui tant d’autres ont depuis emboîté le pas. L’Église d’aujourd’hui est plus que jamais une Église des martyrs, et ainsi un témoin du Dieu vivant. Si nous regardons et écoutons autour de nous avec un cœur attentif, nous trouverons des témoins partout aujourd’hui, particulièrement parmi les gens ordinaires, mais aussi dans les hauts rangs de l’Église, prêts à prendre position pour Dieu par leur vie et leurs souffrances. C’est une inertie du cœur qui fait qu’on ne les reconnaît pas pour ce qu’ils sont. L’une de nos principales missions, dans notre œuvre d’évangélisation, consiste, dans la mesure du possible, à créer des habitats de la foi. Mais avant tout, il s’agit de trouver ceux qui existent et à les reconnaître comme tels.
Je vis dans une maison, dans une petite communauté de gens qui découvrent sans cesse de tels témoins du Dieu vivant dans la vie de tous les jours et qui me le signalent avec joie. Voir et trouver l’Église vivante est une magnifique mission, qui nous fortifie et renouvelle notre joie de la foi.
Au terme de mes réflexions, je tiens à remercier le pape François pour tout ce qu’il fait afin de nous montrer, encore et toujours, la lumière de Dieu, qui n’a pas disparu, même aujourd’hui. Merci, Saint-Père !