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Manifester Dieu

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Jacob_09 / Shutterstock

Martin Steffens - publié le 05/10/19

Pour le philosophe — qui présentera son dernier livre sur les enjeux de la bioéthique le 8 octobre à La Procure — les passions irrésistibles de la Technique et du Droit se nourrissent l’une de l’autre. On ne peut résister contre le mouvement de la toute-puissance, à coups d’objections ou de slogans : « On n’a qu’un cri et une prière. »

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Appelons « irrésistible » un mouvement qui ne peut être arrêté parce que, à l’examen, même ceux qui s’y opposent désirent sa perpétuation. Les démocraties sont prises dans deux « irrésistibles » : la Technique et le Droit. La démocratie, comme l’a vu Tocqueville, est moins un régime politique, qui a déjà eu cours dans l’Antiquité, qu’une tendance nouvelle, un « instinct » dit-il, une passion : celle de l’égalité. Cette égalité n’est pas sociale ou économique car, pour y parvenir, il faudrait un effort politique tel que toute tendance, démocratique comprise, s’en trouverait contrariée. Cette égalité est symbolique ou culturelle : que tout le monde, partout, jouisse des mêmes droits. Ce courant est si fort que quand l’Église catholique s’exprime sur l’avortement ou sur l’écologie, elle ne parle pas, comme on pourrait s’y attendre, d’obligation, ou de devoir, mais de « droit de l’enfant », de « droit à la vie », etc.


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À côté du Droit, un autre irrésistible : la Technique. L’encyclique du pape François sur l’écologie pense la Technique comme un « paradigme » (Laudato si’, 108), c’est-à-dire un modèle non-interrogé à partir duquel nous concevons la totalité de notre existence. Et en effet : monter dans une voiture, ce n’est pas seulement user d’un moyen de transport. C’est voir se dessiner sous nos yeux tout un monde d’autoroutes, d’usines, de liaisons radio, d’accidents… La voiture, c’est le monde de la vitesse, du drive, un monde d’où le village doit nécessairement disparaître. De même, on n’allume pas son iPhone comme on allume un feu. L’iPhone suppose ou exige « tout un monde » — un monde qui n’a d’ailleurs plus lieu ici-bas, mais sur la Toile. Incontournable, cette dernière est d’araignée : nul n’y échappe puisque c’est désormais sur elle qu’iront s’écrire les critiques de la Technique.

Collusion

Droit et Technique. Deux irrésistibles. Ce qui est nouveau, ce n’est pas leur existence, c’est leur collusion. L’énergie dégagée par celle-ci est si puissante qu’elle atteint le commencement de l’homme : sa naissance. Non seulement nous avons techniquement la possibilité de produire l’humain en laboratoire, mais nous le ferons forcément, au nom du Droit, afin que chacun puisse goûter la joie d’être parent. Peut-on contenir la passion de l’égalité ? Peut-on arrêter le progrès technique ? On discute à l’Assemblée la pertinence de tel ou tel point de la nouvelle loi bioéthique. Le législateur a peut-être un frisson historique en imaginant que, grâce à lui, davantage de personnes auront davantage de droits. En réalité, personne n’y peut rien : deux irrésistibles vont main dans la main et emportent tout.



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Enfin, il y a celles et ceux qui espèrent inverser la tendance. Ce 6 octobre, ils battent le pavé. Mais leur argument nourrit encore l’irrésistible et se nourrit de lui. Car ils rappellent le droit de l’enfant à avoir un père. Mais puisque c’est la rhétorique du Droit qu’ils utilisent, on objectera à raison que pour jouir de quelque droit que ce soit, il faut déjà être en vie. Refuser à des enfants la possibilité de naître en alléguant leur propre bien-être, c’est une contradiction.

Quant à la Technique, personne n’est prêt à renoncer à l’avion ni aux antibiotiques. Et même quand elle produit des chimères (ces mélanges d’êtres humains et d’animaux qui se multiplient dans les laboratoires du monde ), la vision que la Technique offre est si proche de celle de Jérôme Bosch quand il peignait l’Enfer, qu’on n’ose même pas trop y penser. On n’a pas, contre l’Enfer, d’objections ou des slogans. On n’a qu’un cri et une prière.

Condamnés à l’espérance

Pour la philosophe Simone Weil, échapper au Droit, préférer l’obligation à l’affirmation de son petit droit, relève de la Grâce, et de la Grâce seule, parce qu’aucun homme ne peut renoncer à lui-même sans déjà mettre, dans son abnégation, beaucoup trop de lui-même. L’Amour qui me permet de céder ma place ou de retenir ma force me vient de plus loin que moi.



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Jacques Ellul, à propos de l’absorption par la Technique de toutes les dimensions humaines (sexualité, procréation, communications…), écrit quant à lui : « L’homme ou la nature, ce n’est pas suffisant comme […] contrepoint de la toute-puissance technique. Celle-ci est un tout englobant (y compris l’homme et la nature !). […] Cette force que le système est incapable d’absorber ne peut être que Dieu, un Dieu transcendant. »

On ne sort pas d’un système par ce système-même. Il faut un point extérieur. Le point de levier que réclamait Archimède pour soulever la Terre, ce point d’appui ne saurait se trouver sur la Terre. Les chrétiens ressentent l’urgence de dire quel malheur se profile. Mais c’est à la prière qu’ils sont condamnés. Et, par elle, à l’espérance.


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On me dira : l’un n’empêche pas l’autre. Manifester n’empêche pas de savoir qu’on n’y peut rien. Mais le jeu politique est abîmé. Toutes les postures, même les plus nuancées, sont caricaturées. Dans ce combat, les catholiques vont gagner, à leur encontre, un peu plus de haine et (car c’est cela qui est grave) rendre plus ténu encore le filet des eaux de la Grâce qui, depuis l’institution de l’Église par Jésus, sourd de son sein à travers les sacrements. Si ces enfants qui doivent naître demain seront un nouveau genre de pauvres, il faut au contraire, du fond d’un cœur qui saigne, leur crier bienvenue.

Dans le moment où elle est le plus tentée de sauver le monde ou d’en désespérer, l’Église doit aussi se rappeler sa vocation première : mettre Dieu au monde, l’y manifester, l’y dépenser même, comme le Fils prodigue dépense tout pour les prostituées que trop souvent nous sommes.

Et si c'était la fin d'un monde
© La Procure

Et si c’était la fin d’un monde ?, Enquête et entretien sur la loi de bioéthique 2020, par Martin Steffens, Bayard, octobre 2019.

Tags:
BioéthiqueFamilleGPASociété
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