“Pour Jeanne d’Arc, Dieu seul rend libre, et défendre les droits de Dieu sur terre est le meilleur moyen de défendre les droits de l’homme”. À l’occasion de la fête de Jeanne d’Arc le 31 mai, Pauline de Préval, auteur de l’ouvrage Jeanne d’Arc, sur la terre comme au ciel, revient pour Aleteia sur la figure de cette sainte du XVe siècle dont 2020 marque le centenaire de la canonisation. “C’est parce qu’elle avait Dieu pour seul maître qu’elle a pu démasquer les idéologies de son temps et défier tous les puissants pour libérer son pays”. Entretien.
Aleteia : Qui était vraiment Jeanne d’Arc ?
Pauline de Préval : Jeanne d’Arc est à la fois le personnage le plus documenté de son temps et le plus mystérieux. Personne, en effet, n’arrive à expliquer comment cette petite paysanne de rien a pu se changer du jour au lendemain en chef de guerre et transformer le cours de l’histoire. Que Dieu ait voulu intervenir à travers elle dans un conflit opposant les Français aux Anglais semblait à ses contemporains aussi inouï qu’à nous aujourd’hui. D’où les légendes dont on l’a entourée. De son vivant, pour l’exploiter. Après sa mort, en un temps où l’on sera d’autant plus avide de révélations qu’on voudra discréditer la Révélation, pour tenter d’expliquer son geste de manière purement rationnelle : elle aurait été la demi-sœur de Charles VII, préparée de longue date au combat par la belle-mère du roi… En vérité, quiconque s’intéresse de près à son histoire se heurte tôt ou tard à cette évidence : à l’image du Christ, toute tentative de réduire son mystère et de faire varier d’un iota sa réalité historique aboutit à l’incohérence et au non-sens. Mais que l’on prenne sa réalité avec ce qu’elle recèle de mystère et son histoire éclaire plus que toutes les légendes dont on l’a entourée.
Que doit-on retenir d’elle ?
Née en 1412 dans une famille de paysans aisés du Barrois mouvant, elle est fille des frontières et de la guerre. Depuis que Charles VI a été atteint de folie, les grands féodaux n’ont cessé de se déchirer. Les Anglais en ont profité pour envahir le royaume et se sont entendus avec le duc de Bourgogne pour déshériter le dauphin de ses droits à la couronne. Réfugié à Bourges, Charles VII n’est pas le roi “paresseux et endormi au sein de la belle Agnès” que dépeindront les historiographes des Bourbons, mais quoi qu’il entreprenne, il va de défaite en défaite. Il commence même à douter de sa légitimité. Les Anglais font en effet courir le bruit que sa mère, Isabeau de Bavière, étant une débauchée, il ne serait pas le fils de son père. En octobre 1428, Orléans est assiégée. Si les Anglais prennent la ville, rien ne les empêchera plus de franchir la Loire et lui qu’on n’appelle déjà plus que “le roi de Bourges” devra se réfugier en Écosse ou en Espagne. C’est alors que Jeanne surgit comme un météore.
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À l’âge de 13 ans, elle a entendu une voix dans le jardin de son père : Dieu l’a choisie pour sauver le royaume. Il faut qu’elle lève une armée et se porte au secours du roi. Après avoir attendu quatre ans – cette mission lui semblait tellement inouïe -, elle part à Vaucouleurs puis à Chinon pour convaincre Charles VII :
Je te dis de la part de Messire que tu es vrai héritier de France et fils de roi, et il m’a envoyée à toi pour te conduire à Reims pour que tu reçoives ton couronnement et ta consécration si tu le veux.
Alors tout va très vite. Entre février et juillet 1429, forte de l’assurance divine et dotée d’un caractère d’acier, elle parvient à enfoncer toutes les résistances : celles des états-majors forts de toutes leurs défaites, des grands féodaux qui préfèreraient continuer de se battre entre eux pour les dépouilles du royaume, des bourgeois attentistes, des prélats pacifistes, des financiers incapables de voir plus loin que le fond de leurs caisses vides, et par-dessus tout, du roi, mélancolique, prudent, doutant de tout, de tous et d’abord de lui-même. Libre de tout intérêt personnel et rebelle par fidélité à l’Éternel, elle parvient à emporter toutes ces fausses grandeurs et, l’espace d’un instant, providentiel pour l’histoire, à les élever au-dessus d’elles-mêmes. Le 8 mai 1429, le siège d’Orléans est levé. Le 16 juillet, le roi est sacré à Reims. Les Anglais commencent à préparer la défense de la Normandie. Mais alors même qu’elle est au sommet de sa popularité, sa trajectoire est brisée net. Après son sacre, Charles VII se sent assez sûr de lui pour reprendre la main sur le terrain politique. L’aura de Jeanne lui fait de l’ombre et son activisme mystique dérange ses plans. Il l’occupe à des tâches secondaires, et lorsqu’elle est capturée et vendue aux Anglais, il ne fait rien pour la récupérer. Au terme d’un procès de foi, qui est en réalité le premier procès du vainqueur par le vaincu de l’histoire, Jeanne est brûlée à Rouen le 30 mai 1431. Mais par sa mort même, elle authentifiera la nature divine de sa mission, et les paroles qu’elle prononça lors de son procès feront l’admiration des générations futures. Comme l’écrira André Suarès : “Le Christ devant Pilate et Jeanne au tribunal de Rouen ont le même accent : ces paroles, les plus humaines qui ont jamais été dites, et les plus divines pour le cœur humain, s’il en est qu’on puisse comparer entre elles sans blasphème, ce sont celles-là et point d’autres”.
Jeune femme du XVe siècle, Jeanne d’Arc a été canonisée cinq siècles plus tard… Pourquoi un tel délai ?
D’abord, il ne faut pas oublier que, quelque exceptionnelles qu’en aient été les circonstances, Jeanne a été condamnée au terme d’un procès d’Église. J’ai ensuite parlé de l’ingratitude de Charles VII. Lorsqu’il demande, après avoir reconquis la Normandie, d’ouvrir un procès en nullité de sa condamnation, c’est uniquement pour qu’on ne puisse pas dire qu’il tient sa couronne d’une hérétique. Les rapports avec la papauté sont tendus depuis qu’il a édicté la Pragmatique Sanction créant un clergé largement indépendant de Rome. Nicolas V commence par refuser. Calixte III, soucieux d’apaisement, finit par accepter. Mais une fois Jeanne innocentée de ses crimes, le pape comme le roi s’empressent de jeter une seconde fois ses cendres au vent de l’oubli.
“Elle demeure une héroïne sulfureuse.”
Il faut que l’unité nationale soit à nouveau menacée pour qu’on la redécouvre. Et alors, plutôt que de voir ce qu’elle désigne de transcendant et par là même capable de rassembler, c’est pour se battre à fronts renversés et à coups d’images fragmentaires. Fille du peuple abandonnée par son roi et condamnée par l’Église, les révolutionnaires ont beau jeu de s’en inspirer pour leur Liberté et leur Marianne. La Restauration exhume en elle une figure unissant l’amour du roi et de la patrie, mais parmi d’autres, et aux yeux de nombreux catholiques, elle demeure une héroïne sulfureuse. Aussi ne faut-il pas s’étonner que ce soit à des historiens républicains et libre-penseurs, Michelet et Quicherat, qu’il revienne de la ressusciter en gloire. Les pères fondateurs de la IIIe République en feront bientôt une icône de la patrie, “la seule religion qui ne comporte pas d’athées”.
“Il faut attendre l’Union sacrée de la Grande Guerre pour qu’un semblant d’union puisse se faire autour d’elle et qu’elle puisse franchir toute cuirassée le porche de Saint-Pierre.”
Pour tenter de réagir à ce mouvement, Mgr Dupanloup, l’évêque d’Orléans, propose en 1869 de la canoniser. Sa cause, alors, n’est pas gagnée. “N’oubliez pas que vous nous présentez une jeune fille habillée en homme, qui a fait la guerre et qui a été condamnée par des théologiens. Vous nous dites que c’est une sainte, nous le voulons bien mais il va falloir le prouver”, dit le cardinal Parrochi, soutien de sa cause au Vatican, à son successeur, Mgr Touchet. Soucieux du rapprochement entre catholiques et républicains, Léon XIII accepte en 1894 de faire examiner sa cause par la congrégation des rites. Le 18 avril 1909, Pie X la béatifie. Droite et gauche, cléricaux et anticléricaux se déchirent alors de plus belle son étendard. Il faut attendre l’Union sacrée de la Grande Guerre pour qu’un semblant d’union puisse se faire autour d’elle et qu’elle puisse franchir toute cuirassée le porche de Saint-Pierre.
De quoi Jeanne d’Arc est-elle le symbole ?
Jeanne d’Arc incarne l’union maximale du ciel et de la terre, tant au niveau personnel que collectif. Rien n’est plus naturel en elle que le surnaturel, ni de plus enraciné que sa foi. Chacun de ses actes semble ramener le monde à quelque chose de l’unité de ses origines, et sa mission de libérer sa patrie et de faire sacrer son roi répond au même impératif d’unité. La patrie est à ses yeux le chemin le plus naturel pour rejoindre Dieu par la société de ses pères et la médiation de son roi. Par-delà la levée du siège d’Orléans et le sacre de Reims, sa mission était de faire advenir le Royaume. Le Royaume céleste dans le Royaume terrestre, l’un dans l’autre et l’un par l’autre. Sachant que le Royaume de Dieu ne sera jamais totalement de ce monde, sa mort sur le bûcher, comme celle du Christ en croix, étant là pour nous le rappeler.
Quels sont ses principaux enseignements ? Qu’a-t-elle à dire à notre temps ?
Mille choses, mais particulièrement aujourd’hui, j’aimerais insister sur deux points. Ce que montre la crise que nous traversons depuis le Covid-19, c’est qu’on ne peut pas vivre éternellement dans le virtuel et substituer impunément la communication à l’action. Le réel finit toujours par nous revenir à la figure et alors les dégâts sont considérables. Or à la différence de ceux qui gouvernent à coups de stratégies marketing et de storytelling, Jeanne d’Arc n’a pas fait que raconter une belle histoire à laquelle on avait envie de croire : elle l’a incarnée personnellement et inscrite dans les faits. Parmi ceux qui l’ont suivie, nombreux sont ceux qui ont été frappés par le caractère performatif de ses paroles : tout ce qu’elle disait s’accomplissait, soit par intervention divine, soit par l’action des hommes enflammés par ses discours. Et pourquoi l’ont-ils suivie ? Parce qu’à l’image du Christ elle était « parole vivante et efficace ». Il n’y avait aucune distance entre son dire, son être et son faire, dût-elle le payer de sa vie.
“Pour elle, Dieu seul rend libre, et défendre les droits de Dieu sur terre est le meilleur moyen de défendre les droits de l’homme.”
En réaction à cette faillite de nos dirigeants, on entend beaucoup de voix s’élever pour dire que rien ne sera jamais plus comme avant et en appeler à un monde meilleur. Peut-être, mais ce pourrait être aussi l’inverse avec une accélération des tendances à l’œuvre dans nos sociétés, c’est à dire à une montée en puissance de la techno-finance et de l’idéologie transhumaniste qui la sous-tend, et par compensation, à une déferlante de la pensée magique sans prise sur la réalité. Face à une telle alternative, Jeanne nous montre comment reprendre notre destin en main. En remettant Dieu au cœur de nos vies. Pour elle, Dieu seul rend libre, et défendre les droits de Dieu sur terre est le meilleur moyen de défendre les droits de l’homme. C’est parce qu’elle avait Dieu pour seul maître qu’elle a pu démasquer les idéologies de son temps et défier tous les puissants pour libérer son pays. Parce qu’elle n’avait accordé sa foi qu’à Dieu qu’elle a pu justifier son droit de s’échapper de prison. Et parce qu’il devait être « premier servi » qu’elle a trouvé la force de préférer la liberté dans la mort plutôt que la soumission.
Jeanne d’Arc, sur la terre comme au ciel, Pauline de Préval, presses de la Renaissance, mars 2020, 12 euros.