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Exploits modestes mais de haute intention symbolique, une trentaine de statues ont été déboulonnées dans le monde depuis juin 2020 par des manifestants antiracistes qu’indigne le passé colonial dont l’Occident ne semble ni assez avisé ni assez repentant. En trônant sur des places et des lieux publics, ces statues de personnages réputés esclavagistes ne témoignent-elles pas d’une indifférence arrogante pour les souffrances de peuples jadis réduits à la servitude et pour leurs descendants que ces souffrances blessent encore ? Comment peut-on accepter cela sans éprouver de la honte ?
La société occidentale se complait, depuis quelques décennies, dans un passé qui est, lui, présenté comme l’expression de toutes les turpitudes et de toutes les infamies collectives.
Étrangement, cette dernière question est posée à une société occidentale où le refus de la culpabilité, du péché ou de la faute est devenu, depuis un bon demi-siècle, l’expression suprême de la liberté individuelle. L’homme postmoderne s’affirme émancipé dans l’exacte mesure où il échappe aux pressions morales que la société prétendrait faire peser sur ses choix. Pas de jugement particulier, pas d’incrimination, pas d’hérédité humiliante, pas de honte donc : même le vieux Freud et son encombrant complexe d’Œdipe, qui régentaient naguère les esprits, ont été enterrés par un individualisme, décomplexé, libertaire et amnésique.
Mais il faut vivre ensemble et cela suppose d’avoir à se raconter aussi des histoires communes. C’est pourquoi cette même société occidentale se complait, depuis quelques décennies, dans un passé qui est, lui, présenté comme l’expression de toutes les turpitudes et de toutes les infamies collectives. L’Histoire occidentale qui s’inventa au XIXe siècle glorieuse et flamboyante, est racontée désormais comme un cloaque, le récit de l’horreur où l’homme blanc s’est complu.
La moitié du tableau
On peut s’étonner d’une telle automutilation hargneuse, mais c’est qu’on ne voit que la moitié du tableau : car les faits historiques que l’on dénonce sont prescrits et les événements sont suffisamment anciens pour ne rien modifier à la bonne conscience libertaire du temps présent. L’individu d’aujourd’hui peut donc d’autant plus s’émouvoir du passé qu’il ne le concerne pas personnellement, et prêter généreusement sa voix à ceux qui dénoncent des ancêtres qu’il ne reconnaît pas.
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Ainsi en est-il de l’esclavage, désigné depuis quelques semaines comme une tache supplémentaire sur le vêtement déjà malpropre de l’Occident. Certes, on enfonce une porte ouverte puisque la société occidentale a interdit l’esclavage en son sein depuis plus de mille ans et sur les terres qu’elle colonisait, à partir du XVIIIe siècle, ruinant au passage nombre d’économies locales qui se fondaient sur le commerce et l’exploitation des êtres humains. Qui, chez nous, défendrait donc aujourd’hui l’esclavage et qui ne reconnaîtrait son caractère odieux ? Personne, raison de plus pour s’offusquer sans dommage des horreurs de jadis certain de vivre le présent avec la conscience propre.
La sueur des esclaves n’est pas sèche
Tandis qu’en juillet, les statues tombaient dans un grand fracas médiatique, 180 ONG publiaient un rapport montrant que 20% des vêtements en coton vendus dans le monde en 2019 avait été fabriqué dans des camps de travail forcé imposé par les Chinois à la population Ouïghour. Les conditions de vie épouvantables, les traitements terrifiants infligés à cette minorité du Xinjiang (où se produit 80% du coton chinois) incluent la castration, le viol systématique et le prélèvement d’organes pour alimenter un trafic international lucratif. Parmi ces sévices, le travail forcé dans les usines fabriquant les vêtements de marques chéries des consommateurs occidentaux.
S’il s’agit de cultiver un devoir de mémoire, encore est-ce pour que cette mémoire reste assez vive pour que la situation ne se reproduise pas.
Bien sûr l’esclavage d’aujourd’hui n’abroge pas l’esclavage d’hier. Mais s’il s’agit de cultiver un devoir de mémoire, encore est-ce pour que cette mémoire reste assez vive pour que la situation ne se reproduise pas. Renverser rageusement la statue de la reine Victoria (qui, soit dit en passant, accéda au trône britannique quatre ans après l’abolition de l’esclavage), pourquoi pas ? Mais sans doute la justice réclame-t-elle plus essentiellement aujourd’hui de s’assurer de la provenance d’un simple tee shirt de coton. La sueur des esclaves n’est pas sèche, même quand le vêtement qu’ils fabriquent est barré du slogan émancipateur le plus noble.