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La troisième encyclique du pape François, la seconde « personnelle » après Laudato Si’, puisque Lumen fidei était très marquée par Benoît XVI, est à nouveau une encyclique politique, après la seconde sur l’écologie. Avec Fratelli tutti, c’est la question de la mondialisation et de l’advenue d’un monde plus fraternel qui est au cœur de la réflexion du Pape. À nouveau, il s’agit de réfléchir à la manière de préserver la maison commune, celle d’une humanité qu’un monde globalisé ne fait pas que protéger. Ce texte, dans la lignée de Laudato Si’ mais aussi de Caritas in veritate, l’encyclique sociale de Benoît XVI, citée douze fois, dont elle est un saisissant prolongement, rend les oppositions que certains veulent voir ou créer de toute pièce entre les deux derniers pontifes tout à fait dérisoires. On constate qu’avec Benoît et François, la pensée politique de l’Église est de plus en plus attentive à cet élément nouveau de notre existence, celle de l’évolution d’un monde de plus en plus globalisé et pourtant morcelé.
Une critique sévère de l’individualisme contemporain
Avant d’analyser les deux éléments les plus saillants de cette encyclique, ceux qui vont sans doute bousculer certains catholiques, il est nécessaire de comprendre ce qu’est le socle de la réflexion de François. Le cœur de la réflexion de François est dans la critique sévère de l’individualisme contemporain qui rend impossible la poursuite d’un bien commun local ou planétaire. « Mais l’individualisme radical est le virus le plus difficile à vaincre. Il nous trompe. Il nous fait croire que tout consiste à donner libre cours aux ambitions personnelles, comme si en accumulant les ambitions et les sécurités individuelles nous pouvions construire le bien commun » (Fratelli tutti, n. 105). Il est le résultat d’une paresse à rechercher « les valeurs les plus élevées qui sont au-dessus des besoins de circonstance » (n. 209) et est inséparable du consumérisme qui considère les autres « comme de vrais obstacles à une douce tranquillité égoïste » (n. 222).
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Cet individualisme, insiste François, se cache parfois dans des attachements légitimes, comme le couple, la famille ou le petit groupe qui ne s’ouvrent pas à un tissu de relations sociales plus larges. « Les groupes fermés et les couples autoréférentiels, qui constituent un “nous” contre tout le monde, sont souvent des formes idéalisées d’égoïsme et de pure auto-préservation » (n. 89). On l’a compris, un certain nombre d’attachements peuvent être des formes d’individualisme qui se parent d’un sens du commun qui n’en est pas un. Même s’il ne le nomme pas ainsi, on ne saurait ignorer un avertissement qui court tout au long du texte contre une tentation de repli communautariste des catholiques. Et, de manière plus explicite, François, à deux reprises, pointe les errements des « nationalismes fondés sur le repli sur soi » (n. 86 et n. 141).
La défense des particularités et des traditions
Mais, avec un vrai sens de la nuance, François avertit clairement ceux qui rêvent d’un monde monochrome où les identités et les cultures sont niées : « Je ne propose pas non plus un universalisme autoritaire et abstrait, conçu ou planifié par certains et présenté comme une aspiration prétendue pour homogénéiser, dominer et piller. Il existe un modèle de globalisation qui “soigneusement vise une uniformité unidimensionnelle et tente d’éliminer toutes les différences et toutes les traditions dans une recherche superficielle d’unité. […] Si une globalisation prétend [tout] aplanir […], comme s’il s’agissait d’une sphère, cette globalisation détruit la richesse ainsi que la particularité de chaque personne et de chaque peuple”. Ce faux rêve universaliste finit par priver le monde de sa variété colorée, de sa beauté et en définitive de son humanité. En effet, “l’avenir n’est pas monochromatique, mais […] est possible si nous avons le courage de le regarder dans la variété et dans la diversité de ce que chacun peut apporter. Comme notre famille humaine a besoin d’apprendre à vivre ensemble dans l’harmonie et dans la paix sans que nous ayons besoin d’être tous pareils !” » (n. 100). Au contraire, « il y a une fausse ouverture à l’universel procédant de la superficialité vide de celui qui n’est pas capable de pénétrer à fond les réalités de sa patrie, ou bien de celui qui nourrit un ressentiment qu’il n’a pas surmonté envers son peuple » (n. 145).
Articuler le local et l’universel
Le souci de l’articulation entre le local et l’universel est constant dans l’encyclique : « Il convient de rappeler “qu’entre la globalisation et la localisation se produit aussi une tension. Il faut prêter attention à la dimension globale pour ne pas tomber dans une mesquinerie quotidienne. En même temps, il ne faut pas perdre de vue ce qui est local, ce qui nous fait marcher les pieds sur terre” (EG, n. 234) » (n. 142). François renvoie dos-à-dos les partisans d’un nationalisme fermé et ceux d’une mondialisation négatrice des histoires, des cultures et des peuples : « Pour stimuler une saine relation entre l’amour de la patrie et l’intégration cordiale dans l’humanité vue dans sa totalité, il est bon de rappeler que la communauté mondiale n’est pas le résultat de la somme des pays distincts, mais la communion même qui existe entre eux, l’inclusion mutuelle qui est antérieure à l’apparition de tout groupe particulier. Chaque groupe humain s’intègre dans ce réseau de communion universelle qui trouve là sa beauté. De ce fait, chaque personne qui naît dans un contexte déterminé sait qu’elle appartient à une famille plus grande sans laquelle il est impossible de se comprendre pleinement » (n. 149).
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Notons que si François ne récuse pas les nations et appelle à reconnaître la réalité des peuples, mais sans les instrumentaliser par « un populisme malsain » (n. 159), il est conscient de « l’affaiblissement du pouvoir des États nationaux » et de la nécessité d’organisations internationales plus efficaces, comme l’avait aussi affirmé Benoît XVI dans Caritatis in veritate. « Lorsqu’on parle de la possibilité d’une forme d’autorité mondiale régulée par le droit, il ne faut pas nécessairement penser à une autorité personnelle. Toutefois, on devrait au moins inclure la création d’organisations mondiales plus efficaces, dotées d’autorité pour assurer le bien commun mondial, l’éradication de la faim et de la misère ainsi qu’une réelle défense des droits humains fondamentaux » (n. 172).
La préférence pour le plus faible
Enfin, pour accueillir ce texte qui, en son cœur, propose une magnifique méditation sur la parabole du Bon Samaritain, il faut comprendre l’accent de François sur ce qui est le premier devoir politique du chrétien : la préférence pour le plus faible. « Nous devons reconnaître la tentation, qui nous guette, de nous désintéresser des autres, surtout des plus faibles. Disons-le, nous avons progressé sur plusieurs plans, mais nous sommes analphabètes en ce qui concerne l’accompagnement, l’assistance et le soutien aux plus fragiles et aux plus faibles de nos sociétés développées. Nous sommes habitués à regarder ailleurs, à passer outre, à ignorer les situations jusqu’à ce qu’elles nous touchent directement » (n. 64). François vise ici deux catégories de personnes, les plus pauvres et les migrants. Mais il n’oublie pas les personnes souffrant de handicap ou les femmes, avec des accents résolument appuyés : « L’organisation des sociétés dans le monde entier est loin de refléter clairement le fait que les femmes ont exactement la même dignité et les mêmes droits que les hommes. On affirme une chose par la parole, mais les décisions et la réalité livrent à cor et à cri un autre message. C’est un fait, “doublement pauvres sont les femmes qui souffrent des situations d’exclusion, de maltraitance et de violence, parce que, souvent, elles se trouvent avec de plus faibles possibilités de défendre leurs droits” (EG, 212) » (n. 23).
La loi suprême de l’amour fraternel
C’est ainsi que la parole du Pape sur les migrants peut s’entendre comme étant d’une exigence difficile à mettre en œuvre, mais en cohérence avec cette attention pour le plus faible. L’exhortation aux chrétiens est claire et nette : « On ne dira jamais qu’ils ne sont pas des êtres humains, mais dans la pratique, par les décisions et la manière de les traiter, on montre qu’ils sont considérés comme des personnes ayant moins de valeur, moins d’importance, dotées de moins d’humanité. Il est inacceptable que les chrétiens partagent cette mentalité et ces attitudes, faisant parfois prévaloir certaines préférences politiques sur les convictions profondes de leur foi : la dignité inaliénable de chaque personne humaine indépendamment de son origine, de sa couleur ou de sa religion, et la loi suprême de l’amour fraternel » (n. 39). Tout en comprenant les ressorts psychologiques de certaines attitudes, François appelle à les dépasser : « Je comprends que, face aux migrants, certaines personnes aient des doutes et éprouvent de la peur. Je considère que cela fait partie de l’instinct naturel de légitime défense. Mais il est également vrai qu’une personne et un peuple ne sont féconds que s’ils savent de manière créative s’ouvrir aux autres. J’invite à dépasser ces réactions primaires, car “le problème, c’est quand [les doutes et les craintes] conditionnent notre façon de penser et d’agir au point de nous rendre intolérants, fermés, et peut-être même – sans nous en rendre compte – racistes. Ainsi, la peur nous prive du désir et de la capacité de rencontrer l’autre” (Message du 13 mai 2020) » (n. 41).
Sans renoncer à son trésor propre
Sans aucunement nier les différences de culture, François voit au contraire dans leur vitalité un atout pour une meilleure intégration : « La solution ne réside pas dans une ouverture qui renonce à son trésor propre. Tout comme il n’est pas de dialogue avec l’autre sans une identité personnelle, de même il n’y a d’ouverture entre les peuples qu’à partir de l’amour de sa terre, de son peuple, de ses traits culturels. Je ne rencontre pas l’autre si je ne possède pas un substrat dans lequel je suis ancré et enraciné, car c’est de là que je peux accueillir le don de l’autre et lui offrir quelque chose d’authentique. Il n’est possible d’accueillir celui qui est différent et de recevoir son apport original que dans la mesure où je suis ancré dans mon peuple, avec sa culture. Chacun aime et prend soin de sa terre avec une attention particulière et se soucie de son pays, tout comme chacun doit aimer et prendre soin de sa maison pour qu’elle ne s’écroule pas, car les voisins ne le feront pas. Le bien de l’univers exige également que chacun protège et aime sa propre terre. Autrement, les conséquences du désastre d’un pays finiront par affecter la planète tout entière. Cela se fonde sur le sens positif du droit de propriété : je protège et je cultive quelque chose que je possède, de telle sorte que cela puisse être une contribution au bien de tous. » (n. 143)
Toujours, la destination universelle des biens
Cette notation sur le droit de propriété touche au deuxième grand thème de cette encyclique : la question sociale. François s’élève fortement contre le modèle économique du capitalisme mondialisé et déshumanisé. « De nombreuses formes d’injustice persistent aujourd’hui dans le monde, alimentées par des visions anthropologiques réductrices et par un modèle économique fondé sur le profit, qui n’hésite pas à exploiter, à exclure et même à tuer l’homme. Alors qu’une partie de l’humanité vit dans l’opulence, une autre partie voit sa dignité méconnue, méprisée ou piétinée et ses droits fondamentaux ignorés ou violés » (n. 22). Sur la propriété, tout en reconnaissant la légitimité, François tient à la remettre à sa juste place, dans la grande tradition de l’Église : « Le droit à la propriété privée ne peut être considéré que comme un droit naturel secondaire et dérivé du principe de la destination universelle des biens créés ; et cela comporte des conséquences très concrètes qui doivent se refléter sur le fonctionnement de la société. Mais il arrive souvent que les droits secondaires se superposent aux droits prioritaires et originaires en les privant de toute portée pratique » (n. 120). Il cite saint Jean Chrysostome : « Ne pas faire participer les pauvres à ses propres biens, c’est les voler et leur enlever la vie. Ce ne sont pas nos biens que nous détenons, mais les leurs. » Et également saint Grégoire le Grand : « Quand nous donnons aux pauvres les choses qui leur sont nécessaires, nous ne leur donnons pas tant ce qui est à nous, que nous leur rendons ce qui est à eux » (n. 119). La politique ne doit donc pas se soumettre à l’économie ni au « paradigme d’efficacité » (n. 177). Dans la filiation de saint Thomas d’Aquin, François maintient qu’à côté de l’amour dit « élicite » qui consiste dans le fait de mettre en œuvre directement la vertu de charité, « il y a également un amour “impéré” : ces actes de charité qui poussent à créer des institutions plus saines, des réglementations plus justes, des structures plus solidaires » (n. 186).
Une affaire d’amour
Le message de François, au fond, est que la politique est une affaire d’amour. Il dit aux chrétiens que ce n’est qu’en se tournant vers ce Dieu qui est amour qu’ils pourront transformer le monde. Et à tous les hommes et femmes de bonne volonté, il propose de participer à cette œuvre commune. Elle repose sur la dignité inviolable de la personne humaine que chacun peut partager et défendre. « Ce fondement pourra paraître suffisant aux agnostiques pour conférer aux principes éthiques fondamentaux et non-négociables une validité universelle ferme et stable en mesure d’empêcher de nouvelles catastrophes. Pour les croyants, cette nature humaine, source de principes éthiques, a été créée par Dieu qui, en définitive, donne un fondement solide à ces principes. Cela ne conduit pas au fixisme éthique ni n’implique l’imposition d’un quelconque système moral, vu que les principes moraux élémentaires et universellement valides peuvent générer diverses normes pratiques. Mais cela laisse toujours de la place au dialogue » (n. 214). On retrouve ici les thèmes du grand discours de Westminster de Benoît XVI. En tout cas, François nous livre une feuille de route, passionnante et exigeante.