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Les artistes sont en colère et on les comprend. Que le citoyen ait le droit d’aller acheter un pistolet à colle mais pas d’entendre sur scène un vers de Racine ou quelques notes de guitare est fort agaçant. « Pourquoi les lieux de commerce et pas les lieux de culture ? », a ainsi résumé Stanislas Nordey, directeur du Théâtre national de Strasbourg.
Pour au moins trois semaines encore, donc, le gouvernement traite le citoyen comme un simple consommateur. Au nom d’un pur matérialisme qui ne dit pas son nom, il prétend distinguer l’essentiel de l’inessentiel. Il réduit plus que jamais l’homme à un corps sans âme ni esprit, qu’on est censé remplir et vider comme un sac — mais pas au restaurant —, vêtir et dévêtir comme un mannequin et réparer comme une machine. On pense à la remarque de Chesterton sur ceux qui promettent la santé par la science seule : « C’est seulement par la suite que nous découvrons que par santé ils entendent esclavage corporel et ennui spirituel. »
Primauté de la conscience
Stanislas Nordey a déclaré faire acte d’obéissance ; il a invité à la prudence et s’est même indigné de l’irresponsabilité de beaucoup de ses concitoyens. Toutefois, il a posé une seconde question, déjà murmurée par bien des bouches et peut-être, hélas, plus consensuelle que la première : « Pourquoi les lieux de culte et pas les lieux de culture ? » La réponse la plus simple à cette question a été donnée par avance par le Conseil d’État, lorsqu’il a condamné — pour la seconde fois en quelques mois — les mesures disproportionnées du gouvernement : « Si certains établissements recevant du public autres que les lieux de culte restent fermés, les activités qui y sont exercées ne sont pas de même nature et les libertés fondamentales qui sont en jeu ne sont pas les mêmes. »
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Autrement dit, priver les Français de la possibilité de pratiquer leur culte est une atteinte plus grave à leur liberté que de leur interdire d’assister à une pièce ou à un concert. Empêcher les chrétiens d’aller à la messe est un abus de pouvoir qui viole les consciences. On n’a sans doute pas assez mesuré, au-delà de la victoire législative ponctuelle, la portée de cet avis officiel pour une juste compréhension de la laïcité. Sommé de se prononcer par des évêques lucides sur ce qui était en jeu, le Conseil d’État a donc rappelé haut et fort que le culte mérite d’être protégé de manière plus absolue que la culture. La messe, ce n’est pas du cinoche.
La religion, soudain modèle de liberté
Cette hiérarchie clairement établie par les lois de la République ne signifie pas qu’il soit juste que les lieux de culture restent fermés. Ce qui est frappant, toutefois, est que les artistes disent grosso modo en différé, pour défendre leur cause, ce que les catholiques proclamaient il y a un mois : l’individu a besoin d’assemblées pour échapper à la solitude, l’homme ne vit pas seulement de pain, les écrans ne peuvent remplacer la présence charnelle.
La chronologie des résistances respectives des catholiques et des artistes peut ainsi faire sourire, si on songe aux deux images souvent associées aux uns et aux autres. La religion, comme chacun sait, est censée être l’opium du peuple. Elle crée des générations d’hommes et de femmes qui subissent leur sort sans broncher, se soumettent aux gouvernements autant qu’à Dieu, perdent toute conscience politique en attendant de gagner le Ciel. Tel est le refrain marxisant qui traîne encore en bien des endroits. Le catholique aura toutes les peines du monde à faire taire cette caricature et à rappeler qu’en répondant à Pilate : « Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir s’il ne t’avait été donné d’en haut », le Christ a appris à se méfier de tous ceux qui prétendent s’arroger le pouvoir de Dieu. La Vérité rend libre, y compris face aux abus d’un pouvoir temporel injuste.
Il est piquant de voir les artistes « rebelles » vouloir suivre avec un peu de retard la méthode que les catholiques « soumis » ont utilisé efficacement, face aux abus du pouvoir macronien
Au contraire des chrétiens supposément soumis, les artistes — le refrain est également connu au moins depuis le romantisme —, sont des êtres éclairés, lucides sur tous les scandales, défendant la liberté sans peur. Ce sont des révoltés, des subversifs, des non-alignés, des rebelles. Contrairement aux chrétiens, ils aiment assez la caricature que certains font d’eux. Cette image là leur plaît ; ils la revendiquent souvent pour s’autoproclamer contestataires salutaires. Au regard de ces deux caricatures, l’une subie, l’autre choisie, il est piquant de voir les artistes « rebelles » vouloir suivre avec un peu de retard la méthode que les catholiques « soumis » ont utilisé efficacement, face aux abus du pouvoir macronien : le recours au Conseil d’État par un référé-liberté. Soudain, les évêques de France semblent maîtres en défense des libertés fondamentales. Soudain, les champions de la transgression prennent des leçons auprès des prélats, dont ils moquent si souvent le conformisme pantouflard. Verlaine apprend la lutte sociale auprès de Monsieur Prudhomme. Rimbaud changea de camp, le combat changea d’âme !
Le culte précède la culture
L’art imitant avec un peu de retard la religion, est-ce néanmoins si surprenant ? Non, si on se souvient que la culture vient toujours après le culte, qu’elle en est même la forme sécularisée et qu’elle rêve toujours de faire de ses spectacles des cérémonies. Ainsi le théâtre français, comme le théâtre grec, est-il né de la liturgie, avant de prendre peu à peu son autonomie. Molière ne l’oubliait pas, avec une certaine malice, lorsque les censeurs lui reprochaient de parler de ce qui ne le regardait pas : « Il ne serait pas difficile de leur faire voir que la Comédie, chez les anciens, a pris son origine de la religion et faisait partie de leurs mystères. » Molière ajoutait que l’hôtel de Bourgogne, haut lieu de la tragédie au XVIIe siècle, avait d’abord été confié aux confrères de la Passion « pour y représenter les plus importants mystères de notre foi » : les spectacles médiévaux mettaient en scène toute l’histoire du Salut, du péché originel à la Résurrection, en passant par l’Incarnation.
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Même si bien des artistes préfèrent souvent ne se souvenir aujourd’hui que des moments de tension entre l’Église et le théâtre (saint Don Juan, sauvez la République athée !), ils cachent mal leur nostalgie de l’esprit de la liturgie : la communion du public dans une même émotion, un spectacle qui contribue à souder la communauté en l’aidant à regarder plus loin qu’elle-même, la « présence réelle » par le comédien. Ainsi Malraux qualifiait-il les maisons de la culture de « modernes cathédrales ».
Le meilleur du théâtre
Cette fraternelle ironie à l’égard des comédiens qui s’opposent au gouvernement n’empêche pas de souhaiter le même succès à leur référé-liberté qu’à celui des catholiques. Si beaucoup d’artistes oublient ce que l’art doit à la source ecclésiale, l’Église a en revanche tout à gagner à se souvenir de ce qu’elle doit à des hommes de théâtre : Gaston Baty et son hommage à l’art total médiéval dans Le Masque et l’Encensoir (qui rééditera enfin cet essai magnifique ?) ; Paul Claudel et son Soulier de satin capable d’enthousiasmer le communiste athée Antoine Vitez, pourtant plus familier du durablement stalinien Aragon ; Jacques Copeau puisant dans sa conversion un don de soi artistique plus grand encore ; Olivier Py et sa salutaire Épître aux jeunes acteurs pour que soit rendue la Parole à la Parole… Si la suspension des spectacles piétine une liberté moins fondamentale que la liberté de culte, elle n’en est pas moins injuste. Car le meilleur du théâtre nous rappelle, comme l’Évangile, que l’homme ne vit pas seulement de pain mais de paroles faites chair.
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