Le retour de l’été et du Tour de France invite à lever un peu le nez du guidon, pour faire le point en repensant au chemin parcouru, non seulement dans l’année écoulée, mais encore depuis bien plus longtemps. Une question que l’on peut se poser, une fois en roue libre, est de savoir quel a été l’événement le plus décisif dont nous avons été contemporain — le virage ou la mutation qui, sans qu’on y prenne garde, a réorienté et redessiné la route. Pour ma part, je n’hésiterai pas à soutenir que ce fut la réappropriation de la Bible par les catholiques.
La Bible sous le boisseau
Cette sélection peut surprendre, car il y a bien d’autres faits qui peuvent passer pour déterminants depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale : la décolonisation, la chute du communisme, d’énièmes révolutions technologiques et économico-sociales, l’avènement de l’écologie, la sécularisation en Occident et le “retour du religieux” ailleurs, etc. Mais si l’on se place dans la perspective plus vaste et plus profonde de l’Histoire de la Création et du Salut, donc si l’on considère la façon dont les chrétiens ont compris et rempli leur mission, un changement assez net et profond s’est produit au sein de l’Église, et il n’a sans doute pas été sans conséquences bien au-delà.
Jusqu’au milieu du XXe siècle, les catholiques ne mettent pratiquement pas le nez dans les Saintes Écritures.
On peut dire que, jusqu’au milieu du XXe siècle, les catholiques ne mettent pratiquement pas le nez dans les Saintes Écritures. Leurs pasteurs les en dissuadent, car c’est dangereux. La preuve en est que les protestants tirent de la lecture autonome de ces textes des conclusions qui les mènent au schisme et à l’hérésie. C’est paradoxalement la crise moderniste, juste avant la Première Guerre mondiale, qui vient rappeler aux gardiens de la droite foi que la Bible et l’Évangile ne peuvent être abandonnés ni aux spéculations arbitraires, ni à une science profane qui n’y voit que des documents d’un passé révolu et d’une authenticité douteuse.
Exégèses patristique, médiévale et contemporaine
Car les Écritures font partie de la Tradition, dont elles demeurent une source vive. Un des premiers à le rappeler est le dominicain Marie-Joseph Lagrange qui, dès 1890, fonde à Jérusalem l’École biblique. Après la condamnation du modernisme en 1907, saint Pie X comprend que la Parole de Dieu ne peut pas être abandonnée aux détracteurs de la foi et que l’Église n’a rien à craindre de l’exégèse strictement scientifique. Il soutient donc en 1909 la création de l’Institut biblique pontifical, confié aux jésuites. C’est le début d’un long travail qui va aboutir, après la Seconde Guerre mondiale, aux premières traductions modernes et rigoureuses de la Bible en langues “vulgaires”. Ce sont (en français) les Bibles de Maredsous, de Jérusalem, du chanoine Osty, de Pierre de Beaumont, etc., qui deviennent d’immenses succès de librairie.
La vie chrétienne s’en trouve transformée. Car, simultanément, le renouveau liturgique réintroduit des lectures de l’Ancien Testament et des psaumes, et les croyants apprennent à prier non seulement à partir des Écritures, en les méditant, mais encore en y trouvant, inspirées aux antiques rédacteurs, les paroles qu’offre Dieu lui-même pour s’adresser à Lui. De plus, la théologie, elle aussi, évolue — ou plutôt se recentre. Grâce aux travaux du père de Lubac (entre autres), on découvre que les Pères de l’Église, les premiers à “penser” la foi face au monde païen, étaient avant tout des commentateurs de la Parole de Dieu, et que la scolastique médiévale elle-même était une école non pas philosophique, mais foncièrement exégétique, c’est-à-dire de réception interprétative des Écritures.
L’apparition du déisme
Les retombées de cette redécouverte de la Bible ne sont sans doute pas spectaculaires, mais elles ne doivent pas être sous-estimées. En premier lieu, la foi sait n’avoir plus besoin, comme préalable nécessaire ou vérification indispensable, d’une certitude rationnelle de l’existence de Dieu. Celui-ci se rencontre — s’expérimente même — dans sa Parole, qui infuse les sacrements, la liturgie et ce qu’on appelle désormais (d’un mot jusque-là peu utilisé) la spiritualité — autrement dit la relation directe avec Lui, qui n’est pas une appropriation, mais ouvre au prochain, comme, avec et grâce à Lui.
La prise de conscience que croire n’est pas absurde, n’oblige pas l’intelligence à abdiquer et au contraire la stimule, remonte au tout début du second millénaire de l’ère chrétienne, avec saint Anselme (pour simplifier). S’est ainsi développée au Moyen Âge une connaissance philosophique de Dieu, défini comme unique, personnel, transcendant, créateur omniscient et tout-puissant. C’est une extrapolation sur la base de la révélation biblique et évangélique, car jamais les spéculations antérieures, par exemple chez les Grecs, n’étaient allées jusque-là, se contentant d’un “divin” anonyme et a priori insaisissable.
De Vatican I à Vatican II
Ce déisme peut être dit postchrétien, car il reprend l’idée judéo-chrétienne de Dieu, sans toutefois réussir à le concevoir comme Père qui donne son Fils, lequel envoie leur Esprit qui introduit dans leur communion. Considéré un peu vite comme conditionnant le reste de la foi (l’Incarnation du Fils, la Rédemption, l’effusion de l’Esprit), dont en fait il découle et est inséparable, ce déisme est la cible des critiques qui s’accentuent à partir des “Lumières” et motivent la sécularisation. Au XIXe siècle, l’Église défend la possibilité de l’intuition “naturelle” du Créateur par les créatures “à sa ressemblance”. C’est Dei Filius de Vatican I.
Le ressourcement dans la Parole de Dieu renouvelle la liturgie et la spiritualité.
Mais la problématique se développe au XXe, avec le recentrage (évoqué plus haut) sur la révélation biblique comme source historique et originelle de la connaissance de Dieu. C’est ce que confirme Dei Verbum de Vatican II — peut-être le texte le plus important du dernier concile, malgré sa relative brièveté. Le ressourcement dans la Parole de Dieu renouvelle la liturgie et la spiritualité. Il remodèle aussi l’intelligence théologique de la vie chrétienne comme participation à la dynamique trinitaire de dons réciproques de soi.
Le christianisme après le déisme
Cette approche plus existentielle, moins abstraite mais non moins cohérente, requiert davantage d’engagement personnel, alors que le déisme s’accommode assez bien d’une religiosité épisodique et dubitative. Il est permis d’estimer que les exigences de cet approfondissement, qui bannit tout conformisme, expliquent, bien mieux que les attaques de l’athéisme idéologique, la baisse sensible de la pratique sacramentelle en Occident.
Il a fallu mille ans pour que la chrétienté médiévale supplante le paganisme antique. Sans doute faudra-t-il de même pas mal temps pour que l’Occident s’affranchisse du déisme qui n’a jamais été qu’une voie d’accès à la foi et peut devenir une impasse, surtout avec un laïcisme agressif qui ne veut y voir qu’une illusion commune à toutes les religions. Ce qui reste à découvrir pour la majorité de nos contemporains est ce que leur dit la Parole de Dieu : que c’est Lui qui vient à eux et se révèle, non pour s’imposer, mais pour les libérer, et plus précisément leur donner part à la liberté avec laquelle Lui-même se livre à eux, même s’ils le rejettent ou l’ignorent.