La publication du motu proprio Traditionis Custodes, le 16 juillet dernier, a provoqué de vives réactions au sein de l’Église de France. Si beaucoup d’évêques ont tenu à réitérer leur confiance aux communautés traditionnalistes de leurs diocèses, ces dernières se disent “profondément attristées” par le contenu du texte et de la lettre explicative du pape François. Pour le spécialiste du Vatican Christophe Dickès, il est “heureux” que “tous les conciles dans l’histoire, surtout ceux des premiers siècles, aient été aux centres de grands débats et de vastes discussions”. S’il se montre lui-même critique à propos de la décision du pape François, il rappelle l’importance “d’être constructif et respectueux dans sa critique”.
Aleteia : En quoi le motu proprio Traditionis Custodes est-il en rupture avec les précédentes règles édictées par Benoît XVI ?
Par son motu proprio Summorum Ponificumdu 7 juillet 2007, le pape Benoît XVI libéralisait la messe dite de saint Pie V. Il permettait à des “groupes stables” de paroissiens de demander à leur curé ce qui serait désormais appelé la “forme extraordinaire du rite romain”. Dès les deux premiers mots de son texte, il justifiait son acte en faisant appel à l’ensemble de l’histoire de l’Église, de Grégoire le Grand à saint Pie V, en passant par Clément VIII, Urbain VIII, saint Pie X ou encore saint Jean XXIII. Écrire un texte en prenant à témoin l’ensemble des “Summorum pontificum” (en français, “Souverains pontifes”) nous dit toute l’importance de la liturgie pour ce pape théologien. Dans la lettre aux évêques qui accompagnait le texte, Benoît XVI ajoutait : “Ce qui était sacré pour les générations précédentes reste grand et sacré pour nous, et ne peut à l’improviste se retrouver totalement interdit, voire considéré comme néfaste”. De fait, la messe dite de saint Pie V n’a jamais été abrogée (Summorum Pontificum, art 1.)
Or, le texte du pape François met non seulement fin à cette libéralisation, mais exprime très clairement le souhait qu’à terme, la forme extraordinaire du rite romain disparaisse. On a beau le prendre dans tous les sens, il souhaite son abrogation dans le temps en restreignant drastiquement sa pratique dès aujourd’hui. Alors qu’elle est un droit inaliénable.
Pourquoi le pape François cherche-t-il à contrôler plus strictement les messes en rite préconciliaire ?
Le pape François justifie sa décision en évoquant un danger pour l’unité ecclésiale. Mais je souhaiterais tout d’abord rappeler qu’il existe de très nombreuses formes du rite romain : les rites anglican et zaïrois, les rites ambrosien et cartusien. Sans compter les rites spécifiques aux ordres religieux. Et je ne parle même pas des rites non latins : les rites byzantins, arméniens ou antiochiens qui eux-mêmes comportent des sous-ensembles. Bref, il existe une diversité de rites, ce qui fait la richesse de l’Église, de son histoire et de ses traditions liturgiques.
Par ailleurs, d’un point de vue plus terre à terre, le motu proprio Traditionis Custodes fait suite à une enquête de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi auprès des diocèses du monde entier. Or, sur l’ensemble des évêques, il semble que seuls 15% aient montré des sentiments défavorables à l’ancienne messe, quand 15% se révélaient neutres ou favorables. Les 70% n’ayant pas répondu, nous pouvons estimer qu’ils sont sans avis, ni pour, ni contre. Voir donc un texte pontifical répondre aux inquiétudes de 15% des évêques me laisse songeur… L’Église peut-elle s’offrir le luxe d’une crise dans le contexte que l’on sait, alors que tant de choses sont à faire et que ces communautés, contrairement à ce qu’en dit le motu proprio, ont montré leur fidélité à Rome dans le cadre offert par le pape Jean-Paul II puis Benoît XVI ?
Est-il vrai d’affirmer que les fidèles attachés à la messe tridentine se sont “servis” de Summorum pontificum pour rejeter l’héritage de Vatican II ?
Permettez-moi de faire plusieurs réflexions sur le sujet. Tout d’abord, la messe dite de saint Pie V est fréquentée par des familles et, dans le monde dans lequel on vit, je doute que tous ces gens aient lu le Concile Vatican II et fassent de l’événement une obsession, voire un motif de combat. Dans les jours qui ont suivi la publication du motu proprio, une vidéo de jeunes du monde entier a circulé sur les réseaux. Chacun expliquait pourquoi il aimait le rite “ancien” : sa verticalité, sa transcendance, ses silences, son christocentrisme, etc. Cette jeunesse exprimait par ailleurs son attachement au pape mais aussi au magistère. Selon, par exemple, la Conférence des évêques de France, seule une petite minorité garde une défiance à l’égard de Vatican II et de la forme ordinaire. La même défiance que l’on retrouve au sein de la Fraternité saint Pie X qui, dans ses négociations avec Rome, a montré le désaccord doctrinal entre les deux partis.
L’important, il me semble, est d’être constructif et respectueux dans sa critique.
J’ajouterai en tant qu’historien que, quand bien même ce serait le cas, un concile se discute. Tous les conciles dans l’histoire, surtout ceux des premiers siècles, ont été aux centres de grands débats et de vastes discussions. Et c’est heureux… le droit canon prévoit même à ce que les laïcs, selon leur compétence, puissent donner aux pasteurs leur opinion. Ils en ont “même parfois le devoir” (Can 212, §1)! Dire le contraire serait l’expression d’un cléricalisme de mauvais alois. L’important, il me semble, est d’être constructif et respectueux dans sa critique. De plus, je souhaiterais ajouter que les laïcs, au centre du motu proprio Summorum ponitificum de 2007, possèdent au sein de l’Église une liberté d’association héritée… de Vatican II et définie par le droit canon. Cette liberté a été entre autres rappelées par l’exhortation apostolique de Jean-Paul II, Christi fideles laici de 1988 (§29). N’est-ce pas là aussi une forme de cléricalisme que de nier ce droit ?
J’ajoute enfin que le motu proprio de François, d’une certaine façon, fait de Vatican II une rupture, quand le pape Benoît XVI insistait sur son interprétation à la lumière de la tradition. Ce qu’il appelait l’herméneutique de la continuité. Ce qui nous amène à une autre question essentielle posée par le journaliste P. Maxence à la suite du texte de François : “L’Église estime t’elle que la foi véhiculée par la forme extraordinaire n’est pas la même que celle véhiculée par la forme ordinaire ?”
Dès la publication du motu proprio, de nombreux évêques français se sont voulus très rassurants à l’égard des communautés traditionalistes, et ont témoigné de la situation apaisée dans leur diocèse. La France est-elle moins concernée que d’autres pays par les préoccupations du pape François à propos de la messe tridentine ?
Il est impossible de répondre à votre question sans avoir une connaissance des réponses des 15% d’évêques qui se sont montrés défavorables au motu proprio. Il faudrait que Rome rende ses enquêtes publiques mais je doute qu’elle le fasse… Quoi qu’il en soit, il faut saluer le geste d’apaisement des évêques français par la voix de son vice-président, Mgr Leborgne. Beaucoup d’autres évêques de par le monde ont témoigné d’une attitude identique, notamment aux États-Unis : Springfield, Pittsburgh, Washington DC, Nouvelle Orléans, etc. Dans le motu proprio, les évêques ont désormais un rôle pastoral clé, ceci dans un cadre canonique précis, leur donnant une liberté dans l’application du texte.
Pourquoi les réactions à Traditionis Custodes dépassent-t-elles très largement le cercle traditionaliste ?
La question de la messe saint Pie V est un véritable symbole, ceci depuis la réforme liturgique de 1969. Schématiquement, la réforme n’a pas été acceptée par tous les fidèles, ceci pour diverses raisons. Ce que soulignait le motu proprio de Benoît XVI en 2007 : “Un nombre non négligeable de fidèles s’est attaché et continuent à être attachés avec […] amour et […] affection aux formes liturgiques précédentes.” Quand j’ai rencontré Benoît XVI en 2014, il me disait que les évêques s’accordaient aussi sur le fait qu’une partie de la jeunesse était attachée à ce rite. Benoît XVI a voulu répondre à la soif de cette jeunesse. De fait, 25% des ordinations en France sont réalisées dans la forme extraordinaire. Ces prêtres et ces fidèles ne vivent pas dans le passé. Au contraire : les fruits qu’ils portent parlent d’eux-mêmes et s’inscrivent aussi dans l’avenir et le devenir de l’église.
Les querelles autour de la question liturgique sont loin d’être nouvelles. S’agit-t-il d’une simple péripétie, ou bien pourrait-on aboutir à une crise plus profonde ?
Seul l’avenir le dira. Encore une fois, les réactions de nombreux évêques montrent que la carte de l’apaisement va être prioritaire, même s’il faut attendre quelque peu les réactions d’autres diocèses dans le monde. Cet apaisement révèle, pour ainsi dire, le succès de l’intuition de Benoît XVI. La rentrée va aussi donner lieu à des rencontres entre les épiscopats et les communautés traditionnelles. Comme le montre très bien le document de la conférence des évêques de France à la suite de l’enquête de la Congrégation pour la doctrine de la foi, un travail reste à faire. Mais n’est-ce pas le rôle des pasteurs de travailler quotidiennement et inlassablement à l’unité ? Je crois aussi que ce texte va provoquer l’effet inverse recherché et renforcer les communautés traditionnelles.
Selon vous, ce motu proprio programme à terme l’extinction de la messe dans le rite tridentin ?
C’est visiblement le souhait exprimé par le pape François… Sera-t-il réalisé ? C’est une autre question. Personnellement, je n’y crois pas.
Peut-on imaginer que les dispositions du motu proprio Summorum pontificum soient rétablies un jour ?
Rétablies dans leurs intégralités non, mais précisées oui, ou même complétées. Le texte de la conférence des évêques de France soulignait à la fois les points positifs mais aussi les points négatifs de la situation consécutive à l’application du motu proprio de Benoît XVI. Il faut s’appuyer sur les premiers afin de résoudre progressivement les seconds. D’un point de vue général, il s’agirait de reprendre les enquêtes et de travailler sur les points d’achoppements, ce qui me semble plus productif que de réduire du jour au lendemain une pratique en vue de son extinction et qui, je me répète, relève d’un droit jamais abrogé. Les évêques ont la clé, notamment dans l’usage du droit canon (art 87) en vue du bien spirituel des fidèles.
Propos recueillis par Timothée Dhellemmes.