Combien de victimes ? Quelles omissions ont été commises ? Quels silences ont été observés ? Et pourquoi ? La publication du rapport de la Commission indépendante chargée de faire la lumière sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase) depuis 1950 promet d’être une épreuve de vérité rude mais nécessaire. Ce rapport va présenter un tableau de ces faits terribles de pédophilie depuis 1950, analyser la manière dont l’Eglise les a traités et faire des recommandations. “Nous avons besoin d’entendre la vérité sur ce qui s’est passé dans l’Église en France à partir de 1950 au sujet des abus sexuels sur mineurs”, assure Mgr Pierre d’Ornellas, archevêque de Rennes, à Aleteia.
Aleteia :Les conclusions du rapport de la Ciase s’annoncent effrayantes…
Mgr Pierre d’Ornellas : Je n’ai pas encore lu ce rapport. Il ne nous a pas été remis et j’attends sa publication demain, le 5 octobre. J’en prendrai évidemment connaissance, mais je crois savoir qu’il devrait avoir trois parties. La première à partir des témoignages que la Commission a reçus. Cela devrait être la partie la plus rude à entendre. Mais cela est nécessaire. Nous avons besoin d’entendre la vérité sur ce qui s’est passé dans l’Église en France à partir de 1950 au sujet des abus sexuels sur mineurs. Et qui mieux que les personnes victimes peuvent dire cette vérité ? Je leur sais gré d’avoir eu le courage de parler. Elles ont témoigné devant la Ciase non seulement des faits subis mais aussi des blessures que ces faits ont engendrées en elles et de leurs chemins qu’elles ont pu parcourir depuis le moment où elles ont été abusées, souvent il y a plusieurs dizaines d’années. Puis, le rapport, dans une seconde partie, est une analyse sur la manière dont ces faits ont été connus et traités dans l’Église. Cela fait partie de la vérité à entendre. Quelles omissions ont été commises ? Quels silences ont été observés ? Et pourquoi ? Enfin, dans une troisième partie, le rapport nous donnera des préconisations. Nous les lirons afin de voir comment nous devons améliorer ou infléchir les décisions que nous, les évêques, nous avons déjà prises pour endiguer ce fléau de la pédophilie dans l’Église. Ayant été auditionné par la Ciase, j’ai perçu le sérieux du travail fait et je remercie ses membres pour la qualité de leurs investigations.
Quelle sera selon vous la réaction des fidèles face à la gravité des faits ? Vont-ils réussir à “affronter la vérité” pour reprendre les mots du pape François ?
Je ne peux pas parler à leur place. Les fidèles ne forment pas une masse uniforme. Ils réagiront selon leur diversité qui est grande. Je connais des familles qui portent le lourd fardeau de l’inceste. Celles-ci réagiront probablement différemment de celles qui ne connaissent pas cette épreuve. Et puis il y a les fidèles pratiquants et engagés dans la vie de l’Église en étant proches de prêtres ou de frères consacrés, qu’ils estiment. Ces fidèles réagiront de façon différente des fidèles occasionnels, plutôt distants de la vie interne à l’Église. Personnellement, j’encourage les fidèles à aller voir ce rapport. Je leur ai écrit une lettre afin de les encourager à accueillir la vérité et à penser en premier lieu aux personnes victimes afin de les soutenir. Avec la venue de ce rapport, ma pensée va en premier lieu aux personnes victimes.
Les fidèles, l’Église sont-ils prêts à supporter de telles dérives longtemps enfouies ?
Il faut accepter la vérité en regardant en face les faits pour comprendre les mécanismes qui ont permis que cela reste enfoui. Et si l’Église, dans ses responsables, a commis des fautes, nous devons en demander pardon. Personnellement, à chaque fois que j’ai eu connaissance d’une situation, j’ai fait faire des recherches dans les archives. Dans le diocèse de Rennes, les archives historiques sont tenues par un archiviste professionnel. Cela me permet de mieux comprendre comment de telles dérives ont pu être enfouies. Elles ont pu être ignorées. Ou bien on n’a pas mesuré l’importance du mal commis. Quand l’évêque de Rennes a su – ce qui semble rare, car j’ai rencontré deux cas connus qui ont été suivis –, je constate que cela a été traité avec attention en lien avec la justice civile mais selon la compréhension qu’on avait alors des abus et des crimes sexuels.
Si les sessions que les prêtres ont vécues avec des experts sur les abus les ont préparés à recevoir ce rapport, il provoquera un choc.
Comment allez-vous accompagner la réception de ce rapport auprès des prêtres, des fidèles ?
Si les sessions que les prêtres ont vécues avec des experts sur les abus les ont préparés à recevoir ce rapport, il provoquera un choc. Je leur ai dit ma confiance dans le ministère pastoral qu’ils exercent aujourd’hui. Nous avons réfléchi à quelles attitudes pastorales cette connaissance des abus sexuels nous invite : éviter absolument toute attitude de pouvoir abusif, demeurer vigilants à ne pas se lier à des familles de manière mal ajustée, mettre en pratique de justes mesures de distance avec les enfants, etc. Et puis, pour les fidèles, ma lettre, diffusée ce week end des 2- 3 octobre, voudrait aider chacun à accueillir la vérité de ce rapport en étant habités de compassion pour les personnes victimes. Elle s’intitule : “Les abus : vérité et compassion.” L’accompagnement ne consiste pas seulement à encourager à voir le mal commis. Il suppose un discernement pour comprendre ce que l’Esprit saint veut nous dire par ce phénomène qu’est la libéralisation de la parole, ce qui a permis que nous ayons connaissance des abus. Il me semble que cela est à entendre comme un formidable appel de Dieu à la sainteté. Vatican II a rappelé cet appel, mais il s’agit de le prendre au sérieux en prenant les moyens qui permettent de vivre selon l’Évangile. J’essaye de faire résonner cet appel et d’encourager la vie pastorale afin que prêtres et fidèles soient confiants en Dieu qui est fidèle. Il nous appelle à l’humilité et à l’amour vrai, à la simplicité dans la fraternité de laquelle est exclue toute dérive vers un pouvoir sur les consciences.
Vous avez rencontré une vingtaine de victimes d’abus sexuels… Qu’est-ce que cela vous a fait ?
Je remercie pour la confiance que m’ont manifestée celles qui sont venues me parler. D’autant plus que certaines n’ont pas voulu me rencontrer alors que je le leur proposais, ou bien, si je les ai rencontrées, n’ont pas pu ou voulu me dire les faits. J’ai essayé d’écouter le plus possible, sans être intrusif. J’ai reçu leurs souffrances. Elles m’ont atteint. Impossible de rester indemne de telles rencontres ! J’ai aussi essayé d’accompagner, autant que je l’ai pu et selon le souhait explicite ou implicite que je percevais. J’ai vite compris que l’abus sexuel sur mineur est plus qu’une trahison des commandements de Dieu sur la chasteté : il est une violation du commandement “tu ne tueras pas”. Je pense aussi aux personnes adultes consacrées qui ont subi des abus. Quelque chose a été en quelque sorte « tué » en elles. À chaque fois, quand je sentais le moment venu, puisque le prêtre – pratiquement toujours décédé – était membre du diocèse dont je suis actuellement l’évêque, j’ai demandé pardon. Comme nous devons, nous, prêtres et évêques, être attentifs aux personnes ! Considérer chacune avec le plus grand respect, sans être intrusifs sur leur chemin de vie et de foi ! Chacune est un trésor sans prix. D’autant plus quand elles souffrent en raison d’une blessure reçue dans l’enfance. Elles sont des innocents qui nous renvoient à l’Innocent crucifié, Jésus. Et puis, une honte et une sourde colère m’ont souvent envahi vis-à-vis des abuseurs. Comment des prêtres – ou des frères consacrés – porteurs de l’Évangile ont-ils pu le trahir à ce point ? Je ne comprends pas !
Les conclusions du rapport suffiront-elles selon-vous ou bien l’Église doit-elle entreprendre d’autres démarches ?
Comme tous les évêques j’imagine, je lirai avec attention les préconisations que donne ce rapport de la Ciase. Ensemble, nous réfléchirons au mois de novembre lors de notre Assemblée à Lourdes pour voir quelles conclusions nous en retirons. Je vous l’ai dit, nous avons déjà pris onze décisions que nous mettons en œuvre. Nous les avons communiquées aux fidèles dans une Lettre aux catholiques de France. Nous les avons aussi transmises à la Ciase. Nous verrons comment cette Commission analyse ces mesures prises et, s’il faut les infléchir, nous les infléchirons. Ces décisions visent à exprimer aux personnes abusées que l’Église les reconnaît comme victimes, ainsi qu’à leur apporter une aide pour leur reconstruction. Ces décisions visent aussi la prévention à laquelle appartient la mémoire : ne pas oublier pour demeurer vigilants dans la formation donnée. Nous voulons tellement que l’Église soit une “maison sûre” !
Ces abus sont-ils les faits d’une époque révolue ?
Oui, je l’espère de tout cœur ! Certes, nous ne sommes jamais à l’abri d’une personne qui, dans l’Église, commette un abus. Mais cela ne sera pas tu et les sanctions seront immédiates. Mon espérance se fonde sur la prévention et la prise de conscience. Par exemple, la formation des futurs prêtres contient des sessions spécifiques sur la relation affective et sexuelle, avec des professionnels – psychiatres, psychologues – qui viennent enseigner et se mettre à l’écoute de séminaristes qui en éprouvent le besoin. Ce type de formation existe depuis plusieurs années. Par ailleurs, il est normal aujourd’hui qu’au cours de ses six ou sept années de formation, un séminariste fasse appel à un psychologue. Ce n’est pas tabou. Les équipes de formateurs sont lucides sur ce sujet. Il est impossible de considérer l’être humain sans reconnaître qu’il est sexué et qu’il vit avec une dimension affective. Aujourd’hui, il est classique de considérer en théologie la pulsion sexuelle. Je vous renvoie par exemple au livre du père Albert Chapelle Sexualité et sainteté. Le pape Jean Paul II en a abondamment parlé lors de ses catéchèses sur le corps. Je pense que la maturité humaine et la liberté responsable qui en découle sont au rendez-vous au terme de la formation. Nous voulons que les jeunes prêtres puissent ainsi s’inscrire dans la lignée de ceux de leurs anciens qui furent des hommes mûrs et de saints prêtres, dévoués à leurs fidèles et habités par une belle charité pastorale, pleins de respect et d’humilité, dans l’attitude du service et non de la domination.
Se sentir supérieurs en apportant le bien à ceux qui vont mal, c’est la tentation subtile du pouvoir.
Les conclusions de ce rapport pourraient-elles freiner l’œuvre d’évangélisation ?
Freiner, est-ce le bon mot ? Il est sûr que cela va purifier l’évangélisation. Celle-ci contient une tentation sur laquelle les évangélisateurs doivent être lucides : se sentir supérieurs en apportant le bien à ceux qui vont mal, c’est la tentation subtile du pouvoir. Le pape Paul VI l’a rappelé : l’Église a besoin d’être évangélisée pour se purifier, en même temps qu’elle témoigne de l’unique pouvoir qu’est l’Amour sauveur sans faille de Dieu. Nous sommes de “pauvres pécheurs”, comme nous le prions dans le Je vous salue Marie. Au début de la Messe, nous demandons pardon de nos péchés. L’évangélisation est accomplie par des pécheurs, qui ne sont pas des êtres supérieurs aux autres. Ils sont choisis gratuitement par Dieu, ils sont témoins de ce qu’ils ne cessent de recevoir de Lui. Ils ont à rendre compte de l’Espérance de l’Évangile avec “douceur” et “respect”, selon la Première Lettre de Pierre. Voilà les maîtres mots de l’évangélisation ! Annoncer la Bonne Nouvelle ne peut se faire que dans un esprit de service. Et la transformation missionnaire de la paroisse, elle commence par la conversion permanente des prêtres, diacres, consacrés et fidèles qui la composent pour que rayonne la fraternité selon le Christ, vécue de façon toujours plus authentique. Or, des frères et sœurs, vraiment libres et non esclaves de liens affectifs qui enferment, discernent vite s’il y a parmi eux des abus de pouvoir, à la lumière de Jésus. “Doux et humble de cœur”, il est “venu pour servir”. On ne le dira jamais assez !
En tirez-vous personnellement des enseignements sur la formation des prêtres, le charisme de certaines institutions ou bien tout simplement le sacerdoce ?
Oui, la révélation des abus m’a fait réfléchir. J’ai relu le Décret sur Le ministère et la vie des prêtres de Vatican II. Il est lumineux ! Ce n’est pas parce qu’il y a une formation sur la relation affective et sexuelle que cela suffira. Toute une attitude pastorale découle de l’ordination sacerdotale. Le Décret la décrit avec précision : communion entre prêtres et avec l’évêque, ce qui suppose une fraternité évangélique dans la foi ; humilité devant le dessein de salut de Dieu – les prêtres ne sont pas des sauveurs, au risque de devenir des gourous ! – ; charité bien sûr – quelle différence entre aimer ce que nous faisons pour les fidèles et aimer les fidèles eux-mêmes ! – ; service à la manière de Jésus. Le Décret évoque la bonté, la sincérité, la persévérance, la justice, la délicatesse, et aussi la prière. Comment ne pas être humble serviteur quand on se place sous le regard de Dieu ? Contemplatif de sa Parole, le prêtre se laisse former et convertir par elle. Le pape François dit beaucoup à ce sujet.
L’Esprit continue aujourd’hui son œuvre de purification en extirpant de l’Église la boule de pus des abus sexuels.
Comme toujours dans la Tradition vivante de l’Église, avec Vatican II en 1965, l’Esprit saint a rajeuni l’Église. Ce fut une purification afin qu’elle soit davantage transparente au mystère de Jésus, “lumière du monde”. Eh bien, l’Esprit continue aujourd’hui son œuvre de purification en extirpant de l’Église la boule de pus des abus sexuels. Il nous alerte ainsi sur l’attitude à vivre comme “disciples” de Jésus, sans “cléricalisme”, pour l’évangélisation. Tout cela car “Dieu a tant aimé le monde”, ne l’oublions jamais !