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“Les trois quarts [des Juifs de France] durent leur survie à une population française compatissante et à une Église qui avait appris de ses erreurs : esprit républicain et charité chrétienne” écrivaient en juillet dernier Serge et Arno Klarsfeld dans une tribune publiée dans Le Monde. “Je perçois […] de la culpabilité et de la honte qui […] conduisent [les catholiques français] à minimiser, voire occulter, leur rôle dans le sauvetage des Juifs. J’ai l’impression qu’ils en sont restés au texte de la repentance des évêques de 1997. Elle me semble excessive et à revoir”, observait encore l’historien Jacques Semelin dans La Croix en décembre 2020 en amont d’un table ronde consacrée au rôle de l’Eglise durant la Seconde guerre mondiale, organisée au collège des Bernardins. S’il est une figure qui vient appuyer parfaitement ces deux points de vue – qui vont à l’encontre de bien des caricatures – c’est bien celle du cardinal Eugène Tisserant, officiellement reconnu comme Juste parmi les Nations par Yad Vashem ce 21 octobre.
Ses activités en faveur des Juifs persécutés ont été documentées avec précision par le mémorial. À Rome, où il occupe la prestigieuse fonction de secrétaire de la Congrégation des églises orientales, il n’hésite pas à courir tous les risques pour manifester la répugnance que lui inspirent les mesures discriminatoires, puis, au fur et à mesure que les menaces s’intensifient, pour venir concrètement en aide aux pourchassés. Protestations morales, démarches pour obtenir des visas, convoyages et hébergements clandestins. Le cardinal Tisserant, qui approche la soixantaine, n’hésite devant aucun effort pour déjouer les desseins des policiers fascistes ou des séides des Allemands. Italiens ou venus de la France occupée, ces hommes et ces femmes, qui ont reçu son soutien ou qui lui doivent la vie, s’appellent Guido Mendes, le rabbin Nathan Cassuto, Giorgio Levi, Aron Friedman, Jacob Hess, Cesare Verona ou encore, parmi d’autres, Miron Lerner.
D’emblée, je lui ai dit que j’étais juif, et sa réponse sonne encore dans mes oreilles : « Aucune importance. Que puis-je faire pour vous ? »
Ce dernier avait témoigné en avril 1998 dans le quotidien Libération, pour défendre la mémoire du cardinal, accusé d’avoir pris la défense de collaborateurs après la guerre. Alors qu’il était sur le point d’être capturé, il est mis en relation avec le prélat par un capucin, le père Didier. “Le cardinal Tisserant a écouté mon récit avec sérieux et bonté”, raconte-t-il. “D’emblée, je lui ai dit que j’étais juif, et sa réponse sonne encore dans mes oreilles : “Aucune importance. Que puis-je faire pour vous ?” Alors, il a pris mon destin en main, et c’est ainsi que je suis entré au Vatican, couché au fond de sa voiture, à ses pieds, au nez et à la barbe des Allemands. Je suis resté caché dans un petit couvent, au Vatican même, durant un mois”. On est bien loin du Vatican décrit par Rolf Hochhuth dans Le Vicaire (1963)…
Une grande hauteur de vue
La hauteur de vue et le courage dont fait preuve le cardinal Tisserant durant la Seconde guerre mondiale puisent dans un tempérament d’acier qui s’est manifesté dès sa jeunesse et que reflètent ses traits sévères, son regard grave, sa barbe fournie, sa démarche volontaire et son caractère ombrageux. Né le 24 mars 1884 à Nancy, dans une région traumatisée par l’annexion récente de l’Alsace et de la Moselle, il grandit dans une famille de la petite bourgeoisie. La figure de son père, un Lorrain pieux et solide, l’influence profondément. Après avoir caressé le projet de devenir militaire, la vocation sacerdotale le happe en décembre 1895, un mois après avoir fait sa première communion. En 1900, il entre au Grand Séminaire de Nancy. En ces temps troublés pour l’Église de France qui affronte une violente offensive anticléricale, ses supérieurs ont à cœur de forger des prêtres d’un haut niveau intellectuel. Eugène Tisserant ira bien au-delà de leurs espérances. D’une intelligence hors-pair, bourreau de travail, il se distingue par ses aptitudes exceptionnelles pour les langues anciennes comme le syriaque, l’assyrien, l’éthiopien, l’arabe ou encore l’hébreu dont les examens sont présidés au séminaire par le rabbin Liberman.
Ordonné prêtre en août 1907, après avoir passé une année à l’école biblique de Jérusalem où il a côtoyé le père Lagrange, il est rapidement appelé à Rome pour rejoindre la Commission des études bibliques. Il ne sait pas alors qu’il restera attaché à la Ville Éternelle jusqu’à la fin de ses jours, soixante-quatre ans plus tard. A peine arrivé, en 1908, il se livre à un travail acharné, dépouille les trésors manuscrits qui recèle la Bibliothèque Vaticane. Il trie, il classe, il traduit, il inventorie. Il multiplie aussi les voyages aux sources, en Egypte, en Palestine ou en Mésopotamie. Fervent patriote, il rejoint la France lors de la mobilisation d’août 1914 et sert comme caporal au 26e régiment d’infanterie. Blessé dès le mois de septembre, non loin de sa ville natale, ses compétences l’amènent à rejoindre des postes d’état-major avant de repartir sur le terrain, au Levant, où il faut faire barrage aux Turcs. En 1917, on le retrouve à Gaza, devenu lieutenant, où il mène au feu une unité de spahis.
Une grande connaissance des églises orientales
A peine la guerre achevée, il retourne à Rome et reprend ses travaux qui contribue au rayonnement croissant de la Bibliothèque Vaticane. Ses relations lui permettent d’entretenir des contacts au plus haut niveau au Vatican, jusqu’au pape Pie XI, élu en 1922, qu’il avait rencontré avant-guerre à Milan lorsqu’on le connaissait sous le nom d’Achille Ratti. Le 15 juin 1936, il est élevé au rang de cardinal à l’âge de 52 ans. Quatre jours plus tard, il est nommé secrétaire de la Congrégation des églises orientales, charge qui lui revenait naturellement au regard de sa connaissance inégalée des peuples et des régions concernées. De nouveau, il multiplie les voyages et consacre toute son énergie au service de ces communautés fragiles. On lui doit notamment la création de plusieurs séminaires destinés à former le clergé oriental. Ses déplacements le conduisent à jouer un rôle diplomatique discret et efficace.
S’il n’est pas toujours en accord avec les choix du Souverain Pontife, il n’en demeure pas moins fidèle à un principe auquel il ne faillira jamais : celui de l’obéissance et de la fidélité.
Son action à la tête de la Congrégation est fortement perturbée durant la Seconde guerre mondiale au cours de laquelle il joue le rôle que l’on sait. Dans l’ombre de Pie XII, il continue de mener des actions diplomatiques discrètes. S’il n’est pas toujours en accord avec les choix du souverain pontife, il n’en demeure pas moins fidèle à un principe auquel il ne faillira jamais : celui de l’obéissance et de la fidélité. Après la défaite de l’Axe, il manifeste un souci ardent pour les chrétiens de l’Est dont il pressent les persécutions qu’ils vont subir sous la férule communiste. Là encore, il ne ménage pas ses efforts pour sensibiliser le monde à leur sort. En 1951, sa nomination à la tête de l’évêché d’Ostie lui confère le statut de doyen du Sacré Collège en vertu d’une ancienne tradition. Selon le protocole, il devient de facto le numéro deux du Vatican ce qui le conduira à organiser les conclaves qui conduiront aux élections de Jean XXIII et de Paul VI.
Un cardinal bâtisseur
Ses fonctions d’évêque le conduisent parallèlement à révéler une nouvelle facette – plus sociale – de sa personnalité. On le voit bâtir des églises, des chapelles, mais aussi des colonies de vacances, des terrains de sport ou encore des dispensaires. Le cardinal Tisserant, qui a toujours vécu sobrement, est connu pour sa charité. Ses activités au Vatican continuent cependant à consommer une large partie de son temps. Il participe à la réflexion sur le Concile Vatican II, qu’il considère avec un regard mitigé, ou accompagne Paul VI dans les nombreux voyages qu’il entreprend dans le monde entier. À 75 ans, il doit renoncer à sa charge de secrétaire de la Congrégation des églises orientales. À 82 ans, à celle d’évêque. Dans les deux cas, pour cet homme de réflexion et d’action, c’est un profond déchirement. Il s’éteint le 22 février 1972 à l’âge de 88 ans, à Albano (Italie). Ses obsèques sont célébrées en la basilique Saint-Pierre, suivies de son inhumation dans la cathédrale de la Storta, celle de son diocèse, qui avait été bâtie selon ses vœux.
Presque cinquante ans après sa mort, le cardinal Tisserant, en dépit du rôle incontournable qu’il a joué au cœur de l’Eglise du XXe siècle, s’effaçait progressivement des mémoires. Grâce à la décision du Mémorial de Yad Vashem, cette figure admirable et attachante ressurgit au premier plan et rappelle, s’il en était besoin, combien l’Eglise est rayonnante lorsqu’elle est servie par d’aussi grands disciples.
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