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Rapport de la Ciase : le débat sur les chiffres

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THOMAS COEX / AFP

Henri Quantin - publié le 15/12/21

Alors que les évêques de France ont présenté au pape François l’enquête de la Ciase, les chiffres avancés dans le rapport Sauvé continuent de faire débat. Pour Henri Quantin, les chiffres sont cruciaux, mais le manque de précision peut conduire au brouillage des responsabilités.

Depuis que quelques voix ont mis en cause l’estimation accablante du nombre de victimes d’abus sexuels par la Ciase, on entend une remarque qui se veut de bon sens : peu importe le nombre exact. N’y eût-il qu’un abusé, ajoutent même certains, ce serait encore un de trop. Il peut en effet sembler indécent de se disputer devant un charnier encore chaud, pour savoir combien de cadavres il contient, au lieu de porter secours aux agonisants qui respirent encore. Glaçante ici par ce qu’elle désigne, la statistique peut aussi paraître glacée en elle-même par son inhumanité arithmétique.

Dans le cas de la pédocriminalité, on comprend que les querelles de chiffres puissent être jugées obscènes. De même, lors de la sortie du Livre noir du communisme, les historiens qui jugeaient décisifs de savoir si les victimes passaient ou non la barre des 100 millions semblaient un peu insensibles. Il est vrai que pour certains, il s’agissait manifestement de sauver le passé d’une illusion meurtrière. Refuser à titre personnel toute discussion des chiffres a donc sa légitimité. On peut évoquer le délai d’un deuil ou la pudeur du silence.

Toutefois, dans le cas du rapport de la Ciase, celui qui essaie de comprendre ne peut oublier ce que les évêques avaient annoncé, le 25 mars 2021, dans leur Lettre aux catholiques sur la lutte contre la pédophilie: “Des prêtres et des religieux ont commis des agressions sexuelles sur des mineurs, garçons ou filles. Des prêtres ont abusé de leur position sacramentelle pour exercer une emprise sur des jeunes et parfois leur faire subir des violences sexuelles. Ces faits sont avérés et indéniables. Le rapport de la Ciase nous permettra d’en évaluer l’exacte ampleur et de les situer par rapport à la situation globale de la violence sexuelle sur les mineurs dans notre pays.” En annonçant que le rapport donnerait “l’exacte ampleur” des violences, la lettre rendait par avance légitime une discussion entre historiens. Celui qui a promis une étude précise et rigoureuse ne peut sérieusement prétendre, ensuite, qu’on n’en est pas à 100.000 près. Même dans une froide logique numérique, l’approximation n’est guère fidèle à la mémoire des abusés. Ajoutons que s’il s’agissait d’écouter les victimes, nul besoin d’attendre le rapport de la Ciase. Les témoignages et les enquêtes étaient largement disponibles pour qui ne voulait pas fermer les yeux.

Les victimes qui saluent la reconnaissance d’une responsabilité collective de l’institution ne semblent pas voir que cela peut mener à gommer toute culpabilité personnelle.

Le problème est évidemment que l’histoire est supposée traiter après coup, sans passion, un objet d’étude aussi froid que possible. Or, le rapport de la Ciase, qui entendait au moins partiellement faire œuvre historique, cumule deux sujets que trop d’historiens, même pour des périodes anciennes apparemment sans enjeu actuel, traitent avec des œillères partisanes : l’Église et le sexe. Comme, en l’occurrence, il s’agit de l’histoire récente et que les conclusions sont appelées à dicter l’avenir immédiat de l’Église, rêver d’une réception froide est un vœu pieux. Le sujet est durablement brûlant, tant ce qu’il implique est grand.

Éclairer les torts de chacun

Ainsi, même pour qui regrette le recours à la froideur des chiffres, il est absurde, bien que vrai dans l’absolu pour qui croit au paradis sur terre, de se contenter de dire qu’une seule victime serait déjà de trop. Les chiffres sont cruciaux : ils peuvent permettre de distinguer entre un mal circonscrit et une corruption généralisée, entre des pratiques à corriger et un fonctionnement intrinsèquement pervers, entre des réformes bienvenues et une révolution urgente et radicale, qui pourrait dès lors être imposée de l’extérieur, par l’État si nécessaire. Les victimes qui saluent la reconnaissance d’une responsabilité collective de l’institution ne semblent pas voir que cela peut mener à gommer toute culpabilité personnelle. Il n’y a eu aucune démission d’un évêque français à ce jour : est-il certain qu’aucun de ceux qui sont en place n’a commis aucune faute grave, dans le traitement d’abus anciens ou plus récents ? Par sa très fâcheuse ambiguïté, l’adjectif « systémique » contribue au brouillage des causes plus qu’il n’éclaire les torts de chacun. Il est frappant de constater que certains le brandissent comme une victoire. L’emploi de « systémique » œuvre-t-il au travail de la justice ou à la disparition de ce qui reste de crédibilité aux hommes d’Église ?

S’il est inhumain d’imposer partout le règne des chiffres — ce à quoi notre temps passe toute son énergie, hélas — il n’est pas déplacé d’essayer de rechercher « l’ampleur exacte » des abus, d’autant plus que des réformes nécessaires ont été entreprises bien avant la publication du rapport de la Ciase. Il faut croire qu’elles étaient bonnes indépendamment du nombre d’abusés.

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