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Si les lois que l’homme établit ne sont pas fondées sur le “point d’appui” d’une loi universelle, il s’expose à justifier toutes les folies de l’homme contre l’homme. À de nombreuses reprises dans son œuvre, Rémi Brague est revenu sur l’échec de la modernité qui prétend se passer d’une référence à “quelque chose de surhumain”, comme la loi divine ou la nature. C’est notamment l’objet de son livre Après l’humanisme, où il évoque la nécessité d’une image de l’homme qui le sauve de lui-même. Invité récemment par l’Institut thomiste de Paris, il a montré les liens entre loi divine et loi humaine et pourquoi, sans la loi naturelle, l’homme ne peut guère posséder des “droits”.
Aleteia : Vous publiez Après l’humanisme. L’image chrétienne de l’homme (Salvator). Selon vous, la tentation de définir l’homme à partir de lui-même conduit à rendre une partie des hommes indignes de vivre. Seule une image de l’homme qui le sauve, une loi universelle qui le surplombe empêche ce “clivage idolâtre”. Faut-il une loi pour fonder la conception que l’on se fait de l’homme ?
Rémi Brague : Une loi doit permettre de maîtriser en l’homme ce qui n’est pas humain ou ce qui est moins humain pour, au contraire, lui permettre de libérer ce qu’il a de proprement humain. Tout dépend donc de la représentation qu’on se fait de ce qui est humain.
Ce que les Grecs ont à nous apprendre […] c’est l’idée même de “nature”, sans laquelle celle de “loi naturelle” n’aurait pas de sens.
Trouve-t-on une définition de l’humain dans la loi naturelle, au sens où les Grecs parlaient de loi divine ?
Ce que les Grecs ont à nous apprendre, et en fait ce qu’ils nous ont déjà appris depuis deux millénaires et demi, c’est l’idée même de “nature”, sans laquelle celle de “loi naturelle” n’aurait pas de sens. Selon cette idée, il y a des choses qui poussent toutes seules, sans intervention humaine ; elles ont des propriétés stables et qui ne dépendent pas d’autres, à la différence des conventions humaines. Cela vaut aussi pour les réalités qui évoluent : elles le font selon des lois stables. Cette idée a rendu possible rien de moindre que la philosophie et, dans son sillage, la science. Chez les Grecs, loi naturelle et loi divine ne se distinguent pas radicalement. Pour eux, la nature n’est pas créée par un ou des dieux, mais elle est en soi divine. Et elle comporte en elle-même une raison, un sens, des rapports, tout ce que le grec dit par le mot logos. Les humains essaient de saisir cette loi en écoutant leur conscience. Les lois humaines cherchent en tâtonnant à se régler sur elle. L’ennui étant que nous avons du mal à ne pas prendre pour des exigences de la conscience les caprices de nos désirs déréglés ou les prétendues “demandes sociales”.
L’histoire témoigne-t-elle d’une loi naturelle vraiment universellement admise ?
Bien sûr que non. Il y a là-derrière une objection aussi ancienne que l’idée de loi naturelle, à savoir la diversité des mœurs dans le temps et l’espace, qui est tout à fait évidente. Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà, répète-t-on souvent après Montaigne et Pascal. Reste qu’il ne faut pas exagérer ladite diversité. Lorsque Nietzsche distingue la vertu des Grecs : “Se montrer à chaque fois le meilleur et être supérieur aux autres (Iliade, 6, 208), celle des Hébreux : honorer son père et sa mère (Exode, 20, 12), celle des Perses : ne pas mentir et bien tirer à l’arc (Hérodote, I, 136, 2)” (Ainsi parlait Zarathoustra, I : Des mille et un buts), il veut nous faire accroire que les valeurs sont relatives et que nous pouvons nous en créer de nouvelles. Mais aucun des trois peuples qu’il prend comme exemples ne considérait les vertus favorites des deux autres comme des vices à éviter. Il reste un noyau dur. Tout au plus peut-on, comme ils le faisaient, mettre l’accent sur telle ou telle vertu plus que sur telle ou telle autre, selon le genre de vie que l’on mène.
Qui a jamais prétendu que la nature des choses devait être évidente ?
Quant à jouer la diversité des mœurs contre l’idée de nature, c’est tout simplement une stupidité. Qui a jamais prétendu que la nature des choses devait être évidente ? Un Grec, Héraclite, a dit exactement le contraire : “La nature aime à se cacher” (Fragment 123 Diels-Kranz). Et la science physique, dont le nom est grec, se contente-t-elle d’asséner de grosses banalités accessibles à tout un chacun ? Parler de “loi naturelle”, c’est lancer un programme de recherche plutôt que prendre acte de ce qui va de soi. Cette recherche est le travail de la raison. Finalement, loi naturelle veut dire “loi rationnelle”. Et obéir à la raison n’est chose facile pour personne.
Y a-t-il une conception proprement chrétienne de la loi, et si oui laquelle ?
Cela serait assez mauvais signe qu’il y ait quelque chose de proprement chrétien, qui ne vaudrait que pour les chrétiens. Le message chrétien vaut pour toute la création, et en particulier pour l’être humain, qui a cette particularité de ne pas être seulement rationnel — tout ce qui existe l’est —, mais raisonnable. Il peut réfléchir et se mettre en quête de la raison.
Pourquoi rejette-t-on l’idée de loi divine et même de loi naturelle aujourd’hui, et comment, à votre avis, peut-on en faire comprendre à nouveau le sens et la fécondité ? Faudrait-il un simple “retour en arrière” ou peut-on ré-assumer de façon renouvelée des intuitions anciennes en les enrichissant d’apports nouveaux, par exemple à propos des droits de l’homme, de la liberté, etc. ?
Les causes sont évidemment multiples et de différents registres. La principale des causes intellectuelles est une mutation profonde dans la façon dont nous comprenons la nature. Pour la pensée classique, dont Aristote est un bon représentant, la nature d’une chose est sa perfection, son état pleinement développé ; pour les Modernes qui ont renoué avec les sophistes et les atomistes antiques, cette nature est plutôt l’état brut d’une réalité — état dont il est bon de sortir. Quand on parle à nos contemporains de “loi naturelle”, ils comprennent donc, soit : “lois de la nature” (physique, biologie, etc.), soit : “loi de la jungle” (les gros poissons mangent les petits). Pas étonnant qu’ils n’en veulent pas !
Les “droits de l’homme” ? Leur contenu (ne pas assassiner, ne pas voler, etc.) est tout à fait louable. Il coïncide d’ailleurs avec celui des vertus, en style païen, ou avec celui des commandements, en style biblique. Mais pourquoi exprimer ce contenu en termes de “droits de l’homme” ? Il ne manque qu’une seule chose : qu’on nous explique pourquoi l’homme possède des droits. S’il est créé à l’image de Dieu (Gn, 1, 26), et d’un dieu raisonnable, Logos et libre, on peut le comprendre. Mais s’il n’est rien d’autre qu’un “bipède sans plumes”, qu’un “singe nu”, ou que le veinard qui a gagné à la loterie de l’Évolution, en quoi mérite-t-il le respect ? Si sa raison et sa moralité ne sont que des avantages évolutifs, en quoi a-t-il une “dignité” ?
Propos recueillis par Marine Guerbet.
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