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L’invasion de l’Ukraine par la Russie ne manque pas de désemparer. Les commentateurs relèvent qu’indépendamment de la violence indiscutablement inacceptable de l’agression, avec les maux et les morts qu’elle entraîne, cette opération est ruineuse aussi pour l’économie du pays agresseur et donc pour le bien-être de ses habitants. Il est d’autre part souligné qu’est bafoué là le principe central de la morale sociale, selon lequel le pouvoir politique ne se justifie qu’en s’exerçant au service de la population et avec le consentement de celle-ci.
Défi à la rationalité occidentale
Puisque ni l’intérêt économique ni le respect réaliste des aspirations humaines fondamentales à la liberté et à la prospérité ne sont prioritaires pour Vladimir Poutine, on lui prête des motivations psychologiques, en grande partie irrationnelles : la Russie aurait été humiliée par l’arrogance des Occidentaux vainqueurs de la Guerre froide ; son leader se verrait en successeur des tsars et des maîtres soviétiques du Kremlin ; l’OTAN, qui se veut défensive, serait ressentie comme menaçante ; la Russie a été kiévienne avant d’être moscovite et serait privée de ses racines, donc de son identité, si l’Ukraine se laissait absorber dans l’Union européenne, etc. On évoque encore l’hubris personnelle d’un dictateur qui se crée des ennemis au dehors pour étouffer toute opposition à l’intérieur. On parle même de paranoïa…
Ces conjectures ne sont probablement pas toutes infondées. Mais on peut douter que, même réunies, elles suffisent à tout expliquer. Car on peut se demander si ne sont pas remises en cause là deux évidences présumées universelles : d’une part la primauté de l’économie, qui veut que les nations aient intérêt à commercer plutôt qu’à s’entre-détruire ; d’autre part la supériorité de la démocratie sur tout autre régime politique, car elle donne de surmonter empiriquement et à moindres frais les divisions internes : les moins nombreux doivent s’incliner et il ne tient qu’à eux d’inspirer assez confiance pour ne pas rester minoritaires.
La croissance conjuguée aux libertés démocratiques
Ainsi, ce que l’on a significativement appelé le Marché commun a permis la croissance économique et instauré la paix à l’ouest de l’Europe après la Seconde Guerre mondiale, puis a intégré toujours plus de pays. De même, l’”empire américain” ne repose pas sur des conquêtes ou colonisations militaires, mais sur de grandes entreprises tentaculaires, devenues des modèles et des symboles : autrefois General Motors et Ford, Coca-Cola et Pepsi, Hollywood…, maintenant Apple, Microsoft, Amazon, Alphabet, Tesla… L’activité transnationale de ces géants créatifs encourage le dialogue, la coopération et l’imitation, mais il y a toujours de la concurrence et, sauf dans les imaginations complotistes, il n’y a pas de coordination entre ploutocrates régissant en secret le monde entier.
La démocratie implique des règles du jeu pour non seulement la conquête, mais encore l’exercice du pouvoir, et donc un État de droit.
Parallèlement, ce système tire parti de la démocratie et la favorise. L’expérience montre en effet qu’ouvriers et employés sont plus efficaces s’ils travaillent de leur plein gré en sachant à la fois qu’ils auront part à l’enrichissement collectif auquel ils contribuent et que les toutes-puissantes entreprises sont au moins indirectement sous leur contrôle, via leurs élus dont les uns gouvernent le pays et d’autres votent les lois, au respect desquelles veillent les tribunaux, appelés de surcroît à régler les différends. La démocratie implique ainsi des règles du jeu pour non seulement la conquête, mais encore l’exercice du pouvoir, et donc un État de droit. Ce qui d’un côté limite l’emprise du politique, et de l’autre encadre les compétitions commerciales et les empêche de verser dans les luttes à mort de la jungle.
Les mafias contre la rationalité économique
La combinaison d’une optimisation des échanges économiques, du suffrage universel et d’un droit qui résout les conflits donne de dépasser le degré intermédiaire de développement où se trouve actuellement la Russie (entre autres). L’enjeu n’y est plus la survie, mais l’appropriation, au moyen d’un système mafieux, des biens produits dans le pays : en échange de sa protection contre des menaces réelles ou fantasmées, intérieures ou extérieures, la caste dominante exploite les richesses qu’elle ne crée pas, tandis que la corruption règne au niveau des “petits chefs”. L’intimidation et la guerre restent alors des recours ordinaires, et les susceptibilités ancestrales, ethniques ou religieuses, fournissent des prétextes.
À l’heure actuelle, l’Occident répond à l’invasion russe en Ukraine surtout par des sanctions économiques et entend, sans nul doute sagement, éviter un affrontement direct.
À l’heure actuelle, l’Occident répond à l’invasion russe en Ukraine surtout par des sanctions économiques et entend, sans nul doute sagement, éviter un affrontement direct. L’idée est apparemment de montrer que l’agression est plus pénalisante que “rentable”, et que l’intérêt bien compris ne fera pas qu’améliorer le niveau de vie dans le pays, mais poussera quasi mécaniquement au respect des normes démocratiques. Cependant, ce calcul ne peut être validé qu’à la condition que soient admis tous les principes du libéralisme.
Le pouvoir, l’argent, le sexe
Or la rationalité libérale n’engendre pas que la prospérité et la démocratie, garantes de paix, et investit aussi le champ de la morale, en s’insurgeant contre tout ce qui peut être jugé arbitraire, y compris au niveau individuel, où des intérêts particuliers peuvent primer sur le bien commun. Dans un contexte de développement déjà avancé, les comportements nuisibles pour la collectivité (et même finalement pour leurs auteurs) sont motivés par des pulsions de trois ordres : le pouvoir, l’argent et/ou le sexe. Les deux premiers induisent des agissements qui délaissent les rationalités économique et politique axées sur le contentement du plus grand nombre possible. Le troisième intervient bien sûr d’abord sur le plan personnel, mais a aussi des retombées sociales, puisqu’il ne s’agit pas d’activités ou d’attitudes purement privées, ludiques et culturellement neutres.
Alors que la législation devrait empêcher les déraillements, la logique de l’intérêt qu’elle suit gère des réalités et en façonne même, mais sans pouvoir en faire des vérités. En théorie démocratique, l’opinion populaire pourrait censurer les puissances économiques et politiques. Or elle dépend de l’information qu’elle reçoit et que contrôlent ces mêmes puissances. Les lois “sociétales” en sont un exemple parmi d’autres, et tout despote un peu traditionaliste ou puritain s’empresse d’y trouver des preuves de décadence. De plus, la démocratie ne s’établit pas naturellement dès qu’une dictature tombe : on le voit bien en Irak, en Libye, dans feu l’Union Soviétique, en ex-Yougoslavie, en Afrique décolonisée… Les régimes autocratiques ont appris à organiser des votes de pure forme qui légitiment les mafias régnantes.
Le désintéressement au lieu de l’intérêt
Pour que l’intérêt soit la panacée, il faudrait qu’il prenne en compte les besoins non pas des dirigeants, ni même de la nation ou de tel bloc idéologique, mais de l’humanité entière. C’est évidemment utopique — et même outrageusement prétentieux. Reste à ne pas abandonner les victimes de tyrans. Reste aussi que, si les sanctions économiques sont un moyen de faire taire les armes, on aurait tort de s’en priver. Reste encore que la démocratie est vraisemblablement aujourd’hui, comme l’a dit Churchill, le moins mauvais système politique. Reste enfin et surtout à ne pas renoncer à ce que les ambitions humaines s’élèvent à la hauteur du dessein du Créateur, qui veut sauver le monde en donnant d’y partager son désintéressement.