Imaginez un temps où la médecine est balbutiante, désarmée face aux maladies graves et le médecin, d’ailleurs, trop cher pour la plupart des gens. Imaginez un temps où la moitié des femmes meurent en donnant la vie. Imaginez un temps où l’on voyage beaucoup, tout autant que nous peut-être, mais où les routes sont dangereuses, les périls innombrables, et où s’en aller de chez soi, pour affaires, raisons familiales ou par dévotion poussant à faire un pèlerinage, c’est prendre le risque de ne jamais revenir ni revoir le siens. Imaginez un temps où, faute d’eau courante et de pompiers, un incendie peut ravager en un instant tout un quartier, voire toute une ville. Imaginez un temps où la mort est omniprésente, réalité quotidienne qui frappe où elle veut, quand elle veut, jeunes et vieux. Imaginez un temps où la foi est ardente et le pire malheur non de perdre la vie mais de se damner…
Le secours des saints
Ce temps n’est pas si lointain. Trois cents ans environ. Alors, face aux dangers, aux périls, aux maladies, aux malheurs et difficultés de toutes sortes, nos ancêtres se tournent vers les seuls à même de les aider efficacement : les saints. Même si leurs images ornent les églises, ils sont présents à leurs fidèles, de manière presque tangible, toujours prêts à secourir ceux qui les appellent à l’aide. Au vrai, quasiment tous les hommes et toutes les femmes du martyrologe tiennent un rôle de médecin, psychiatre, exorciste, vétérinaire, assureur tous risques, avocat, marieur, réconciliateur, et d’autres fonctions encore, au profit de leurs dévots. Leur notoriété, leurs compétences varient en fonction des régions, des époques, des besoins. Les martyrs, dont les supplices atroces sont racontés avec force détails terrifiants, soignent la partie du corps par laquelle ils souffrirent : ainsi, Agathe est-elle invoquée pour les maladies des seins et les nourrices qui manquent de lait, car le bourreau trancha les siens ; Tryphon et son frère Respicius, dont on remplit les souliers de clous et de morceaux de verre pilés, guérissent les blessures des pieds ; Laurent, mis à rôtir, soigne les brûlures. La liste est très longue.
Gloires locales et célébrités universelles
Et puis, il y a ceux que leur nom même semble vouer à telle ou telle spécialité : Clair rend la vue, et Cornély, le nom breton du pape Corneille, s’occupe, cela va de soi, des bêtes à cornes, remplaçant en Bretagne le vieux dieu païen à tête de cerf Kernunos. Parce que ceux qui s’adressent à eux ont une foi à soulever les montagnes, leurs prières sont souvent exaucées et les recueils de miracles pieusement archivés dans les grands sanctuaires ne sont pas, comme certains l’ont prétendu, un ramassis de sottises à visées publicitaires destinées à attirer plus de pèlerins, plus d’infirmes, plus de malades, donc plus d’argent mais souvent une réalité. Chaque saint, chaque sainte a vocation à guérir, apaiser, protéger.
Pourtant, peu à peu, certaines figures, plus célèbres, mieux popularisées par leur légende, tendent à supplanter les petits cultes locaux et obtiennent une notoriété universelle. C’est que leur histoire est connue de tous. Tel est le cas des vierges Barbe, Catherine d’Alexandrie, Marguerite d’Antioche ou des saints Blaise, Christophe, Cyriaque d’Ancône, Eustache, Georges ou Guy, véritables héros de romans historiques populaires.
Les Quatorze super héros
Et puis, à côté de ces super héros, l’on rencontre des gens moins célèbres, tel l’évêque Acace ou le martyr Érasme. Peu à peu, des listes se forment et se répandent parmi le peuple chrétien. Au tournant du XIVe et du XVe siècles, la piété populaire se fixe ainsi sur quatorze noms mais, en réalité, comme les trois mousquetaires étaient quatre, les Quatorze Saints Auxiliaires, au sens étymologique du mot signifiant “ceux qui aident”, parfois aussi appelés les Quatorze Secourables, seront souvent quinze, voire davantage. Les voici, par ordre alphabétique :
L’évêque de Mélitène Acace, patron des migraineux sans que l’on sache trop pourquoi car ce prélat, dont nous possédons le procès-verbal de l’interrogatoire, en 250, échappe à la mort, son sens de la répartie ayant amusé un magistrat romain peu féroce qui ne lui inflige aucune torture et le libère.
Barbara, Barbe en vieux français, vierge martyre au sujet de laquelle nous ne savons rien de sûr, patronne des pompiers, artificiers et polytechniciens, dont la passion rapporte qu’elle meurt sous les coups de son propre père, furieux de sa conversion, crime aussitôt puni puisque ce géniteur dénaturé est frappé par la foudre. À ce titre, elle protège des orages, incendies, explosions, et de la mort subite, qu’aucun chrétien jadis n’aurait tenu pour enviable puisqu’elle ne laisse pas le temps de se repentir.
Blaise, évêque de Sébaste en Cappadoce, dépecé vif en 316, soigne les maux de gorge pour avoir un jour retiré l’arête plantée dans le gosier d’un enfant en train de s’étouffer mais il est aussi un protecteur des animaux sauvages qui cherchaient auprès de lui refuge contre les chasseurs.
Probablement étudiante du Didascalé d’Alexandrie, la première université catholique, Catherine a le malheur d’attirer l’attention du César Galère, grand persécuteur mais aussi obsédé sexuel qui se fait livrer les plus jolies chrétiennes et abuse d’elles. Parce que, dans des circonstances indéterminées, elle sauve sa virginité, la jeune fille est invoquée par celles qui veulent protéger leur pureté, mais elle est aussi la patronne des étudiants, philosophes et théologiens pour avoir su, telle Jeanne d’Arc dont elle sera plus tard la conseillère, désarmer la sagesse trop humaine des universitaires alexandrins.
Christophe, passeur de son état, est converti par l’évêque Babylas d’Antioche, et supplicié comme chrétien en 251. Christophoros, celui qui porte le Christ, est un nom de baptême mais il inspirera une histoire charmante, selon laquelle “le bon géant” aurait un jour chargé sur ses épaules un tout petit enfant dont le poids manque l’entraîner dans les flots. Rien d’étonnant à cela : l’enfant Jésus porte tout le péché du monde. Sa profession lui vaut de protéger les voyageurs, jusqu’à nos jours puisque Christophe est le patron des automobilistes. Lui aussi préserve de la mort subite, sans confession, comme le rappelle la prière figurant sur ses images : “Regarde saint Christophe et va-t-en rassuré !”
Cyriaque, évêque d’Ancône, pour avoir joui d’un don de double vue, s’est fait une réputation en ophtalmologie.
Denis, premier évêque de Paris, est un saint céphalophore, ce qui signifie qu’après sa décapitation à Montmartre, il a ramassé sa tête tranchée et l’a portée jusqu’à l’emplacement de la future basilique Saint-Denis. Ses capacités de soigner les migraines sont donc évidentes. On ne sait trop pourquoi, en revanche, il protège de la rage, un fléau oublié.
Érasme, que dans le Midi l’on appelle Elme, évêque de Formies en Italie, est, lui, gastro-entérologue. Normal : il est mort éventré et étripé…
Bien avant saint Hubert, Eustache est le premier patron des chasseurs car c’est en allant courre le cerf que lui aussi se serait converti. Sa passion affirme que ce haut officier romain est mort brûlé à petit feu dans un taureau de fer lentement porté à incandescence … La chose n’a rien d’impossible, hélas … Pour cette raison, il est invoqué contre le feu, et surtout contre le feu éternel.
Patron des cavaliers et de la chevalerie, Georges, que l’on a voulu chasser du calendrier dans les années 1970, faute de sources historiques fiables, semble bien, cependant, faire partie des très nombreux martyrs militaires du début du IVe siècle. On ne sait s’il est mort à Lod en Israël ou à Beyrouth. Sa légende a fait de lui un saint sauroctone, tueur de dragon, ce qui signifie simplement le triomphe du Christ sur les idoles démoniaques. Il reste le patron de l’Angleterre, des militaires mais on lui attribue aussi des compétences en dermatologie.
Gilles, ermite près d’une ville du Gard qui a pris son nom, est un ami de la faune sauvage, lui aussi, puisqu’il a reçu une flèche dans la main en voulant protéger une biche traquée par des chasseurs. On ne sait pourquoi on l’invoque contre l’épilepsie, la folie, la stérilité, la possession, maux longtemps tenus pour le résultat d’une emprise infernale.
C’est également comme psychiatre et exorciste que Guy, très jeune patricien sicilien martyrisé vers 304 dans le Sud de l’Italie s’est taillé une réputation, au point de donner son nom populaire à la chorée, trouble neurologique pris pour un symptôme de possession ou de démence, vulgairement dite “danse de Saint Guy” en raison des mouvements désordonnés qu’elle provoque chez les malades.
Marguerite d’Antioche se prénomme en réalité Marine mais sa réputation de beauté et de sagesse lui a valu ce surnom de Margarita, la perle. Comme beaucoup de jeunes chrétiennes, elle a voué sa virginité au Christ. Arrêtée pour avoir repoussé les assiduités d’un prétendant, elle est très certainement morte martyre. Sa passion, tenue pour romanesque, raconte que, dans sa prison, le diable est venu la tenter sous l’apparence d’un serpent monstrueux et qu’il l’a même avalée, pour la recracher aussitôt, écœuré par le signe de croix tracé par sa victime. Cette renaissance symbolique lui vaut de protéger les femmes enceintes et de faciliter leur délivrance.
C’est probablement en raison de sa profession de médecin que le martyr Pantaléon est prié contre la tuberculose et la consomption, autrement dit la leucémie.
Et la Vierge Marie !
Voici donc la liste “officielle” de nos Auxiliaires secourables auxquels les Français ont systématiquement ajouté la Sainte Vierge. Mais un doute persiste… En effet, le 17 septembre 1445, puis le 29 juillet 1446, l’enfant Jésus, entouré de quatorze cierges brillants qui prendront, lors de sa seconde visite, l’aspect de jeunes garçons et filles et se présenteront comme les saints auxiliaires, apparaît en Allemagne à un berger nommé Hermann Leicht, réclamant un sanctuaire en ces lieux. Cependant, aucun nom n’ayant été mis précisément sur ces lumineux visiteurs, les fidèles ont eu tout loisir, selon leur humeur, de substituer d’autres saints à ceux de la liste officielle. Parmi eux, la martyre Dorothée, très vénérée dans le monde germanique, Léonard de Noblat, patron des prisonniers, et Nicolas de Myrrhe pour n’en citer que quelques-uns.
Et peu importe car, ce qui compte, c’est la foi mise en ces médecins célestes. Lors du premier confinement, il s’est trouvé des hommes d’Église pour assener qu’il valait mieux se fier à la science qu’à Dieu… Est-ce si certain ?