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Il n’est guère de sainte plus célèbre et plus priée que sainte Rita de Cascia, patronne des causes perdues, avocate des cas désespérés, invoquée à travers toute la catholicité pour exaucer les demandes jugées unanimement impossibles à satisfaire. Or, dans bien des cas, ces demandes, Rita y parvient. Mais, ce que l’on sait moins, c’est qu’avant d’obtenir du Ciel un tel pouvoir, elle a beaucoup prié, beaucoup souffert, beaucoup offert et payé ces grâces à venir à grand prix.
Depuis quelques décennies, les biographes de la religieuse augustine ont tendance à minimiser largement les faits extraordinaires rapportés par la légende et la tradition, dans un souci de dépouillement et un refus du merveilleux supposé mieux adaptés à notre époque et à ses prétentions scientifiques. Mais refuser par principe l’étonnant, le miracle, l’incroyable, est parfois une façon bien humaine et trop prudente de vouloir fixer des limites au pouvoir divin… Il est vrai que les sources relatant la vie de Rita sont relativement tardives, les premiers ouvrages à lui avoir été consacrés, peu après sa mort en 1447, étant perdus, mais faut-il pour autant tout rejeter en bloc et ricaner des ouvrages “édifiants” qui ont tant contribué à répandre son culte ?
Non, sans doute. Pourtant, parce qu’ils sont très connus, ne nous arrêtons pas au miracle de la vigne desséchée, ni à l’entrée prodigieuse de la jeune femme dans un cloître dont on lui refusait l’accès, ni à son terrible stigmate, ni à cette rose fleurie au cœur de l’hiver parce que, agonisante, elle en avait envie. Tout cela relève des gracieusetés que Dieu sait faire à ceux qui l’aiment. En vérité, le plus grand miracle de sainte Rita s’opéra, par son intercession et sa prière, dans les cœurs et les âmes de ceux qu’elle aimait, et elle en paya cruellement le prix.
Une famille de conciliateurs
Depuis bien des générations, les Lotti, la famille de Rita, exercent dans leur ville de Cascia la fonction de “pacieri”, que l’on peut traduire par “pacificateurs” ou “conciliateurs”. Il s’agit, en effet, de travailler à réconcilier les gens, apaiser les querelles, éviter les procès et, surtout, empêcher ce qui représente l’une des plaies de l’Italie médiévale, la vendetta, cette “dette d’honneur” qui contraint, dans un monde ravagé par les rivalités, les querelles politiques trop souvent réglées dans le sang, comme le rappelle “la douloureuse histoire” de Roméo et Juliette dans la Vérone de la même époque, à rendre coup pour coup, et oblige, en cas de meurtre, toute la parenté masculine d’une victime à tirer une vengeance sanglante d’une famille rivale suspectée d’être à l’origine du drame.
Comme, à leur tour, les proches de la nouvelle victime sont tenus d’en faire autant, l’on entre dans un cercle vicieux qui peut conduire à la disparition de lignages entiers. Éviter d’en arriver là, réconcilier les adversaires de façon solennelle, au pied du crucifix pris à témoin de l’extinction de la querelle, tel est l’un des rôles des pacieri. Bien entendu, la société du XVe siècle étant ce qu’elle est, les femmes, en principe, ne sauraient exercer officiellement ce rôle. Il n’empêche que, fille de juristes spécialisés dans ces procédures d’apaisement, Rita n’en est pas ignorante, qu’elle sait comment fonctionnent les mécanismes de sa cité et les enjeux de ces affaires cruelles.
À l’âge de douze ans, dit-on, ses parents, sans tenir compte de son désir de vie religieuse, la marie à l’un des beaux partis de Cascia, Paolo di Mancino.
À l’âge de douze ans, dit-on, ses parents, sans tenir compte de son désir de vie religieuse, la marie à l’un des beaux partis de Cascia, Paolo di Mancino, ou Mancini, les patronymes n’étant pas encore totalement fixés. En fait, si le mariage est bien contracté devant notaire et célébré à l’église, il n’est évidemment pas consommé, l’usage étant d’attendre que la jeune épouse ait quinze ou seize ans pour cela. Dans un très joli film produit voilà quelques années par la RAI, la télévision italienne et diffusée en France par Saje production, Sainte Rita, Giorgio Capitani, suivant de très près les hagiographies italiennes, s’en tient à la version “classique”, aujourd’hui contestée de la vie conjugale de Rita, jouée avec beaucoup de talent et de fraîcheur par la très belle Vittoria Belvedere.
À la suite d’une traduction fautive de l’épitaphe latine figurant sur le cercueil de parade dans lequel furent transférés les restes de Rita, certains hagiographes ont décrit Paolo Mancini comme “un mari féroce” qui aurait imposé à sa jeune femme les caprices d’une “passion” mal maîtrisée, alors qu’il faut lire que Rita, à la suite du Christ, a “enduré férocement les souffrances de la Passion”… Pauvre Paolo transformé en monstre !
Un mariage apaisé
Cela dit, le jeune Mancini, à peine plus vieux que sa petite épouse, appartenant à une famille en vue de l’aristocratie locale, en a probablement partagé les travers, à commencer par une certaine violence susceptible de s’exercer, telle une preuve de virilité, aussi bien chez soi qu’à l’extérieur. Frapper sa femme fait alors partie des “privilèges” maritaux. Sans faire de Rita la patronne des femmes battues, tant s’en faut et d’autres peuvent facilement revendiquer ce titre, elle n’a pas vécu les quinze années de son union dans une parfaite quiétude conjugale. Toutefois, il semble établi que sa douceur, sa piété, sa soumission ont désarmé Paolo, moins “féroce” qu’on l’a prétendu.
Chez les biographes italiens de Rita comme dans le film, Paolo apparaît d’ailleurs lui-même comme une victime, prisonnier des brutales exigences de son père et des usages de son milieu, entraîné dans les conflits qui minent l’Ombrie et ne cessent d’opposer clans contre clans, cités contre cités, et se soldent par des bains de sang. Sous l’influence grandissante de sa jeune femme, après la naissance de leurs fils jumeaux, Giangiacomo et Paolo-Maria, Paolo aurait accepté d’en finir avec cette violence insupportable et pris ses distances, quittant la maison familiale en ville afin de s’installer dans un moulin dont il a hérité, sur la route de Roccaporena, le village natal de Rita, sur la rive droite du Corno. C’est incontestablement dans cette propriété campagnarde, à l’écart des troubles citadins que le couple et ses deux enfants vont vivre quelques années de tranquillité et de véritable bonheur. C’est là aussi que le drame va les rattraper.
L’engrenage de la violence
Il y a quelque chose de quasiment mafieux dans ce système des clans et des partis qui divise la société italienne médiévale et il est très difficile, voire impossible, de s’y arracher. Paolo a essayé, il a même cru, un certain temps, avoir réussi, mais la dure réalité va se rappeler à lui… À l’été 1401, Cascia est en proie à la guerre civile, une partie de l’aristocratie locale se soulevant contre le podestat, accusé d’écraser la ville d’impôts et d’être inféodé au duc de Spolète et au pape. De rebondissements en rebondissements, de coups de force en trahisons, la querelle durera plus de cinq ans et il est certain que la famille de Paolo s’est trouvée prise dans cet engrenage de violence, sans que l’on sache très bien de quel bord les Mancini se sont rangés.
Aux cris de son mari que l’on poignarde, Rita sort, se précipite courageusement à son secours, et n’a que le temps de recevoir le dernier soupir de cet homme qu’en réalité, elle a passionnément aimé.
C’est dans ce laps de temps que la catastrophe va se produire : un soir d’été, alors qu’il revient seul, à cheval, de Cascia, Paolo est attaqué par un sbire de la faction adverse et assassiné non loin de son moulin. Aux cris de son mari que l’on poignarde, Rita sort, se précipite courageusement à son secours, et n’a que le temps de recevoir le dernier soupir de cet homme qu’en réalité, elle a passionnément aimé et qu’elle n’oubliera jamais, se mortifiant tout le reste de sa vie pour expier le souvenir des douceurs de leurs étreintes conjugales… À en croire la légende dorée, les Mancini reprocheront à leur bru d’être responsable de la mort de Paolo : le jeune homme, à la demande de sa femme, avait renoncé à porter les armes et n’a donc pu se défendre contre son agresseur.
Rita refuse la vengeance
Quoiqu’il en soit, tout de suite accourue, Rita a parfaitement vu le meurtrier de son mari et elle l’a identifié. Il suffirait qu’elle livre son nom à son beau-père et ses beaux-frères et ceux-ci auraient tôt fait de rendre à leur manière une justice expéditive sous prétexte de venger le mort. Or, obstinée, malgré les pressions familiales, Rita va se taire. Cet homme, qu’elle connaît, elle ne le livrera jamais à la vendetta obligée.
Surtout, elle fera en sorte d’empêcher ses fils, maintenant au seuil de l’adolescence, d’entrer à leur tour dans le cercle vicieux des représailles. Ses jumeaux ne vengeront pas leur père, elle ne le veut pas. Attitude incompréhensible, et presque scandaleuse aux yeux de ses contemporains. Si la jeune veuve a pieusement recueilli, selon la coutume, la chemise ensanglantée que portait Paolo le soir de sa mort, elle se refuse à en faire un symbole de haine sur lequel ses garçons jureraient de venger leur père.
Dans le film, comme dans les récits traditionnels, ce choix fait exclure Rita du clan Mancini, et ses beaux-parents obtiennent la tutelle de leurs petits-fils. Comprenant que les jumeaux seront élevés pour haïr, leur mère, héroïque, supplie le Ciel de les reprendre avant qu’ils soient en âge de manier les armes. Peu après, en effet, ils meurent à peu d’intervalle, emportés par une épidémie. La vengeance ne passera pas par eux.
Le vrai miracle
Rita apparaît plus que jamais comme une épouse et une mère dénaturée. En 1407, veuve et désormais sans enfants, elle demande son admission au couvent Sainte Marie-Madeleine, la communauté augustine où elle a jadis souhaité entrer sans succès. Mais, dans cette maison, vit une sœur de Paolo, Caterina, qui, toute religieuse qu’elle soit, a conservé sous le voile les passions violentes de sa famille ; elle met son veto à l’admission de sa belle-sœur, arguant que sa présence pourrait troubler pour cause de poursuite de la vendetta familiale, le calme de la maison… Un comble puisque Rita fait tout, justement, pour l’empêcher.
Il faudra rien moins qu’un miracle, transportant Rita à l’intérieur du cloître interdit, pour dénouer ce refus. Mais le vrai miracle n’est-il pas dans la force d’âme de cette jeune femme au cœur brisé qui préférera tout abandonner plutôt que laisser assassiner l’homme à l’origine de ses malheurs et pour le salut duquel elle ne cessera jamais de prier ?