Le sanctuaire de Notre-Dame de la Délivrande, dans le Calvados, célèbre solennellement pendant une pleine semaine à compter de ce lundi 22 août le cent cinquantenaire du couronnement de sa Vierge noire. Des festivités qui dépassent de beaucoup les limites du diocèse de Bayeux et de la Normandie, la dévotion locale, propagée par les marins normands, s’étant répandue dans le monde entier. À en croire la Tradition, le second évêque de Bayeux, saint Regnobert, désireux d’éradiquer du Bessin le paganisme, fait, au Ve siècle, bâtir une église dédiée à Notre-Dame sur les ruines d’un temple. L’endroit n’est éloigné de la côte que de trois kilomètres, ce qui en fait une cible de choix pour les Vikings, lorsque, en 830, ils tirent sur le sable des plages du Luc-sur-mer leurs navires à tête de dragon. Le sanctuaire marial est incendié, comme tous les environs, jusqu’à Bayeux dont il ne reste pierre sur pierre.
Le mouton messager de Dieu
Trois cents ans passent. Les hommes du Nord, apaisés, devenus bons chrétiens, se sont installés sur ces terres mises à mal par leurs ancêtres, leur ont donné leur nom et fait de la Normandie une riche province, mais le souvenir de l’église mariale semble totalement effacé des mémoires, à croire qu’elle n’a jamais existé. Pourtant, un jour, aux alentours de l’an 1150, sur ce qui est alors devenu la seigneurie de Douvres, un berger paissant les troupeaux de son maître, le comte Baudouin, s’étonne de l’attitude d’un de ses moutons. Au lieu de brouter avec les autres, l’animal, obstiné, reste à la même place, gratte désespérément le sol de son petit sabot, jusqu’à tomber d’épuisement, puis se couche près du trou et bêle d’une voix lamentable. Le plus curieux est que l’animal, bien loin de dépérir comme il se devrait faute de se nourrir, devient le plus beau et le plus gras du troupeau.
À la longue, le berger en réfère à son maître, lequel rapporte l’étrange incident à un religieux de ses connaissances. Celui-ci est formel : le mouton est un messager de Dieu ; si l’on creuse à l’endroit qu’il indique, l’on trouvera quelque divine merveille. Le comte Baudouin de Bessin est un homme de foi. Il doute si peu de la parole du saint homme qu’il réunit son clergé et ses gens. C’est en procession, au chant des cantiques, que tous se rendent dans la pâture afin d’honorer dignement le don de Dieu. L’on agrandit le trou creusé par le mouton et l’on met au jour une statue de la Sainte Vierge, rescapée des destructions de 830.
Une Vierge noire
Particularité frappante, cette statue de calcaire apparaît noire. S’agit-il, la chose est fréquente, d’une ancienne image de la déesse égyptienne Isis, ainsi représentée, jadis honorée dans cette région de Bayeux très romanisée et cosmopolite, christianisée par saint Regnobert ? Ou, plus prosaïquement, l’incendie du sanctuaire a-t-il noirci les traits de Notre-Dame ? Les érudits spéculeront à l’infini pour savoir si Notre-Dame de la Délivrande est ou non une Vierge noire, sans pouvoir trancher dans un sens ni dans l’autre, car la statue antique sera détruite pendant les guerres de Religion, ne laissant à la vénération des fidèles qu’une image dont la fidélité à l’originale est problématique. Au vrai, peu importe ! Tout content de la trouvaille, le comte Baudouin fait porter la statue dans l’église du bourg de Douvres d’où, bien entendu, elle décampe aussitôt pour retourner au lieu de sa découverte. Désireux de ne pas contrarier Notre-Dame, Baudouin fait reconstruire l’église.
Baisés et rebaisés par les suppliants, les pieds de pierre de la Mère de Dieu en sont tout usés. Il est vrai qu’on l’implore en tant d’occasions !
À quelques décennies de là, le sanctuaire prend le nom de Notre-Dame de la Délivrande, ou de la Délivrance, sans doute à cause d’un marchand normand qui, fait prisonnier par les Infidèles en terre d’islam, a prié la Madone de Douvres de lui rendre la liberté et lui attribue d’avoir heureusement revu sa Normandie. Dès lors, le pèlerinage connaît un succès qui ne se dément plus, au point de presque éclipser la gloire du Mont et de l’Archange Michel, patron du duché. Baisés et rebaisés par les suppliants, les pieds de pierre de la Mère de Dieu en sont tout usés. Il est vrai qu’on l’implore en tant d’occasions ! Patronne des marins normands, Notre-Dame de la Délivrande l’est aussi des prisonniers et des captifs ; gardienne de l’innocence, Elle est la consolatrice des affligés, la mère des tout petits, la protectrice des rivages, l’espérance des matelots, comme le chantent ses litanies. Elle éloigne pareillement les périls de la guerre et ceux de la maladie.
« Vous voilà revenue parmi nous ! »
Rien n’étant trop beau pour Elle et le duché étant riche, le sanctuaire croule sous les offrandes, avec un revenu annuel de près de 1500 livres, ce qui, au XIVe siècle, équivaut à la rançon d’un roi. Évidemment, ces fortunes attirent quelques malveillances… Des cambrioleurs sans foi ni loi n’hésitent pas à dépouiller l’église, bien qu’ils se sachent promis à la corde s’ils se font prendre, ce qui arrivera plusieurs fois, sans empêcher que les larrons pendus fassent des émules, avant que les Anglais, pendant la guerre de cent ans, ne s’y livrent à leurs déprédations. En 1562, ce sont les protestants qui la mettent entièrement à sac et détruisent la statue miraculeuse, remplacée en 1580 par celle que l’on vénère encore. À chaque fois, les Normands, outrés, se cotisent pour tout réparer afin que le sanctuaire soit encore plus beau et plus riche.
Conscientes que s’en prendre à Notre-Dame de la Délivrande leur aliénerait définitivement la population, les autorités révolutionnaires locales se gardent de détruire l’église et se contentent de la fermer ; elles font même mine d’ignorer que la statue de la Vierge a été transportée dans la plus belle salle de l’auberge de Douvres où les dévots continuent d’affluer, assistant aux messes de prêtres réfractaires puis allant comme si de rien n’était réciter le chapelet en tournant autour du sanctuaire, rouvert en 1802 à la grande joie de la Normandie tout entière. Les pèlerins se pressent pour assister au retour de Notre-Dame chez Elle et crient sur son passage : “Bonne Mère, vous voilà enfin revenue parmi nous ! Ne nous quittez jamais plus !”
La conversion de Newman
Peu à peu, le pèlerinage reprend son importance. Fidèle à son rôle de rempart contre les épidémies, Notre-Dame de la Délivrande, en 1832, protège Douvres du choléra qui dévaste la France. C’est à Elle que l’archevêque de Paris, Mgr de Quélen, confie la cause, jugée quasi-impossible, de la repentance et du retour à Dieu du prince de Talleyrand, évêque constitutionnel et défroqué d’Autun ; contre toute attente, le ministre meurt dans la foi catholique. C’est encore à ses pieds qu’un jeune touriste anglais de passage se convertit ; il se nomme John Henry Newman. Thérèse Martin y prie avant d’entrer au carmel de Lisieux. En 1854, l’église ancienne devenue trop petite est agrandie, reconstruite pour céder la place à l’actuelle basilique néo-gothique consacrée le 21 août 1895, date qui sera désormais retenue pour les célébrations de la Délivrande. Les combats de la Libération, en 1944, l’épargnent, preuve que sa réputation de rempart contre les gens de guerre n’est pas usurpée.
C’est un autre anniversaire que l’on commémore cependant cette semaine, celui des cent cinquante ans des honneurs du couronnement de Notre-Dame de la Délivrande, accordés en 1872 par Léon XIII. Les célébrations, présidées par Mgr Ndyaye, archevêque de Dakar, Notre-Dame de la Délivrande étant, entre autres, la patronne du Sénégal, débutent le 22 août et s’achèveront le 28. Le détail des cérémonies et des événements, comprenant, outre les messes, processions, récitations du chapelet, bénédiction de la nouvelle robe de la Sainte Vierge, des expositions, conférences et spectacles son et lumière chaque soir, sont disponibles sur le site de la basilique et sur celui du diocèse de Bayeux. Une occasion à ne pas manquer d’honorer Notre-Dame de la Délivrance.