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À vues humaines, tout, en ces années 340, semble réussir à Hilaire. Héritier d’une riche et puissante famille de l’aristocratie pictonne, le Poitou actuel, propriétaire de vastes domaines agricoles dont les revenus lui permettraient de vivre à son aise dans des loisirs choisis, il est marié à une jeune femme qu’il aime, père d’une fille unique, Abra, qu’il chérit tendrement. Rhéteur et avocat brillant, il attire une foule d’étudiants à ses cours, et une masse de curieux quand il plaide, avides d’écouter un orateur décrit comme “le Rhône de l’éloquence”, ce qui, en un temps où ce fleuve, pas encore endigué, est un large et tumultueux torrent, en dit long sur son verbe fougueux. Cet homme d’une trentaine d’années devrait être heureux. Or, il ne l’est pas.
La fulgurante réponse
Hilaire est bien trop intelligent pour ignorer la fragilité de cet apparent bonheur que le destin peut à tout instant fracasser sans retour. La lecture des philosophes, dont il s’est gavé, ne lui a jamais apporté de réponse satisfaisante au mystère de la destinée humaine, pas plus qu’elle ne lui a fourni de vrais motifs de consolation face au drame de la mort et du deuil. Peut-on être heureux tout en sachant ce bonheur éphémère ? Hilaire pense que non.
Ce n’est pas dans le paganisme familial qu’il trouve des consolations. Là encore, il est beaucoup trop intelligent pour se satisfaire des vieux mythes et de leurs remises à jour régulières, censées répondre aux difficultés posées par l’expansion, puis le triomphe, avec sa reconnaissance officielle, en 313, du christianisme. Hilaire cherche la clef du vrai bonheur, celui qui ne finit pas, celui que la mort n’anéantit pas. Un jour, s’étant procuré les évangiles, il ouvre au hasard celui de saint Jean et tombe sur le Prologue :
“Au commencement était le Verbe et le Verbe s’est fait chair.”
Pour lui, c’est un éblouissement, la fulgurante et prodigieuse réponse à toutes ses questions. Hilaire se fait instruire dans la foi chrétienne et demande le baptême. L’intelligence, les dons, les talents qu’il mettait jusque-là à l’exercice des sciences profanes, il les consacrera désormais à approfondir les vérités de la foi et à les enseigner. Cet homme honnête, aux mœurs sérieuses, s’astreint désormais à une vie quasi ascétique, partagée entre l’étude, la prière et l’aumône. Cela se sait, cela se voit.
Évêque de Poitiers
En 353, l’évêque de Poitiers meurt d’une longue maladie. Pour la communauté catholique de la ville, le problème de sa succession ne se pose même pas ; le nom du futur pasteur s’impose de lui-même : Hilaire. Certes, c’est un laïc, marié et père de famille, mais cela n’est pas un problème selon les usages du temps. L’ordination sacerdotale et épiscopale peut être conférée très vite, pourvu que l’élu s’engage à vivre désormais avec sa femme comme frère et sœur.
Voyant dans ce choix la volonté divine, Hilaire s’y engage, tout comme il s’engage en son for intérieur à devenir un évêque exemplaire, innocent, vertueux et instruit, une qualité qui semble primordiale à cet intellectuel alors que le catholicisme subit depuis des décennies les assauts des hérétiques ariens, négateurs de la divinité du Christ, devenus tout puissants en Orient depuis l’accession à la pourpre, après le meurtre de ses frères, de l’empereur Constance II, l’un des fils de Constantin, si totalement acquis à l’arianisme qu’il ne cesse de persécuter les catholiques, frappant d’exil les pasteurs fidèles à la foi et prétendant imposer ses vues en matière religieuse à toute l’Église.
Au concile convoqué en Arles par Constance, il professe si haut et si bien sa foi en la divinité du Christ qu’il y gagne le surnom d’ “Athanase de l’Occident”.
Maintenant que Constance règne aussi sur l’Occident, tout est à craindre, et Hilaire le sait. Déjà, dans le Midi, l’empereur a réussi à imposer, autour d’un de ses protégés, l’évêque Saturnin d’Arles, une canaille dépravée, une ribambelle de prélats passés à la religion impériale, soit par adhésion sincère à l’hérésie, soit par carriérisme et désir de plaire, soit par lâcheté. Hilaire n’appartient à aucune de ces catégories, et l’on va très vite s’en apercevoir. Au concile convoqué en Arles par Constance, il professe si haut et si bien sa foi en la divinité du Christ qu’il y gagne le surnom d’ “Athanase de l’Occident”, par allusion au grand patriarche d’Alexandrie qui, le premier, a condamné la doctrine d’Arius, l’un de ses prêtres au demeurant, imposé le credo dit de Nicée au concile du même nom, et encouru pour cela la colère impériale et l’exil.
Frappé d’exil
Hilaire sait pertinemment ce qu’il risque : de gros ennuis, l’exil à l’autre bout de l’empire, le martyre peut-être car un “accident” peut toujours arriver aux opposants trop gênants… Pour l’heure, l’on n’en est pas là et Constance II préférerait de beaucoup éviter de se mettre à dos, dans ces provinces gauloises qu’il connaît mal, cette personnalité de premier plan et son réseau d’influence. Alors, on laisse entendre à Hilaire que l’on pourrait s’arranger, qu’il y gagnerait vraiment beaucoup, qu’il resterait libre, d’ailleurs, de prêcher et d’écrire ce qui bon lui semble, chez lui, pourvu qu’il évite les esclandres publics auxquels ses adversaires, moins brillants, ne savent que répondre.
C’est mal connaître l’évêque de Poitiers, plus enthousiasmé qu’effrayé par la perspective des souffrances et du martyre. On lui demande de se faire discret et de laisser les ennemis de la foi répandre leur venin sans rien dire ? Superbe, il rétorque : “J’adhère au Nom de Dieu et de mon Seigneur Jésus Christ, dût une telle confession m’attirer tous les maux. Je repousse la société des méchants et le parti des infidèles quand même ils me couvriraient de biens.”
C’est net et clair, sans concession. Il répète cette profession de foi lors d’un nouveau concile régional, à Béziers en 356. Cette fois, exaspéré, Constance, à la demande de Saturnin d’Arles, ordonne la déportation d’Hilaire en Phrygie, dans la Turquie moderne. Imperturbable, l’évêque frappé d’exil écrit : “Que mon exil dure toujours pourvu que la vérité soit prêchée ; ses ennemis peuvent bien exiler ses défenseurs mais la vérité, croient-ils l’exiler en même temps ?” Avec lui, plusieurs figures de l’Église poitevine sont frappées de bannissement, entre autres le diacre d’Hilaire, un certain Martin qui fera beaucoup parler de lui et qui regagne pour un temps sa Pannonie natale, la Hongrie, afin de tenter de convertir ses vieux parents. Ces départs ne changent rien à la résistance des catholiques poitevins, si unanime qu’il faut renoncer à nommer un successeur plus complaisant sur le siège de Poitiers.
La foi dans sa pureté
De son exil, Hilaire fait un tremplin. Bien qu’il continue, dans la mesure du possible, à gérer son Église lointaine, il dispose, le courrier étant lent et très rare, de beaucoup de temps pour écrire. Ainsi compose-t-il son œuvre majeure, De la sainte Trinité, qui réfute les théories ariennes, puis un traité Sur les synodes.
D’abord ahuri du désordre qui règne dans les Églises orientales et des enseignements contradictoires et parfois délirants qu’on y dispense aux fidèles, il prêche la foi catholique dans sa pureté, au vif étonnement d’un clergé et d’un épiscopat égarés qui, souvent, se laissent convaincre par ses arguments et reviennent à la saine doctrine. Toute une famille restée païenne, touchée par sa fougue et sa réputation de sainteté, lui demande le baptême. La fille aînée, Florence, convertie, ne quittera plus Hilaire et le suivra plus tard à Poitiers où elle prendra le voile, et dont elle deviendra l’une des saintes patronnes.
Invité par erreur au concile régional de Séleucie d’Isaurie en 360, il confond avec sa verve habituelle des évêques et théologiens ariens dépassés.
Invité par erreur au concile régional de Séleucie d’Isaurie en 360, il confond avec sa verve habituelle des évêques et théologiens ariens dépassés, leur lance : “La foi n’est plus dans les évangiles mais dans les temps ; il y a autant de sortes de foi que de volontés, autant de diversité de doctrines que de mœurs, autant de blasphèmes que de vices. […] Il n’y a d’autre moyen de sortir d’embarras que de retourner au port de la foi dans laquelle nous avons été baptisés.” Et il exige de se rendre à Constantinople afin d’y être confronté devant l’empereur à ses adversaires, et d’abord à Saturnin d’Arles, le responsable de son exil. Comprenant qu’ils n’auront pas le dessus face à ce redoutable débatteur, les ariens, inquiets des dégâts qu’il fait chez eux, et de ceux qu’il pourrait encore faire, demandent à Constance de le renvoyer à Poitiers. On le réexpédie en Gaule.
La reconquête des âmes
La mort, en 361, de Constance libère les catholicités occidentales des tentatives de conversion forcée à l’hérésie mais les ravages sont énormes, le pape ayant, dans un moment de faiblesse, accepté de remplacer le Credo de Nicée par une formule dite de Rimini qui ne confesse plus la filiation divine de Jésus et sème le doute dans les consciences. Pour s’atteler à cet immense chantier, il faut être libre. À Poitiers, Hilaire a retrouvé sa fille et sa femme. Si un premier projet de mariage pour Abra a échoué, son père redoute de voir son unique enfant, malgré ses objurgations, préférer les richesses trompeuses de ce monde aux trésors de l’Autre. Il implore le Ciel de préserver l’adolescente de ces tentations mortifères. Peu après, Abra s’éteint doucement, sa mère la suit dans la tombe.
Délivré de ses dernières attaches charnelles, Hilaire peut se consacrer à la reconquête des âmes, parcourant l’Italie pour y combattre l’arianisme dans ses derniers bastions occidentaux, tel Milan, mais aussi les tenants d’une ligne dure du catholicisme qui, derrière l’évêque sarde Lucifer de Cagliari, prétendent refuser toute réconciliation de l’ancien clergé arien repentant. Hilaire ne regagne son cher Poitou qu’en 364. Usé par les épreuves, il meurt dans sa maison épiscopale le 13 janvier 368. Pour son diocèse, il reste, au fil de l’histoire et des crises parfois violentes qui secoueront la région, qu’il s’agisse de l’occupation du Sud-Ouest par les Wisigoths ariens ou de la Réforme, le phare d’un catholicisme régulièrement combattu, comme de son vivant. Cela lui valut d’être déclaré docteur de l’Église par Pie IX.