Vous aviez 23 ans le 26 août 1978, jour de l’élection de celui qui était alors patriarche de Venise. Vous souvenez-vous de ce moment ?
Cardinal Pietro Parolin : Oui, je me souviens très bien de ce jour. J’étais encore diacre, c’était ma dernière année de théologie au séminaire de Vicence, mais j’étais alors à Reggio Emilia pendant l’été pour suivre un cours de psychologie. Ce samedi après-midi, le 26 août, nous étions allés à l’ordination diaconale d’un ami, également à Reggio Emilia. Lorsque nous avons quitté l’église, la nouveflle s’est répandue que le pape avait été élu. Et peu après, nous apprîmes le nom : c’était le cardinal patriarche de Venise Albino Luciani. C’était une grande surprise, surtout de par la rapidité de l’élection. Il avait été élu en très peu de temps, en moins de 24 heures, alors que la presse avait prédit que le conclave serait long, douloureux et difficile. Et il avait été élu, comme nous l’avons appris plus tard, avec un large consensus. Quant à la figure de Luciani, bien qu’il soit originaire de la région, en tant que patriarche de Venise et métropolite de la Vénétie, je ne le connaissais pas très bien. J’avais surtout lu son livre Illustrissimi [édition française : Humblement vôtre, ndlr]. En réalité, je n’avais aucun élément pour porter un jugement sur sa personne. Nous étions encore séminaristes, donc nous n’étions pas encore entrés dans les affaires du Vatican !
Vous avez donc appris à le connaître plus tard ?
Oui, plus tard. Ensuite, son histoire et sa mort soudaine – après 33 jours de pontificat – ont également suscité un certain intérêt pour lui. Il y avait aussi la manière dont il s’est révélé pendant ces 33 jours, le style singulier avec lequel il a commencé son pontificat : cela l’a rendu appréciable dans le monde entier ; et bien sûr cela a suscité ma volonté d’approfondir ma connaissance de cette figure.
Vous partagez avec Jean Paul Ier une origine commune, la Vénétie, grande région marquée par la présence de Venise mais aussi par celles des Alpes. Quelle place occupe l’Église catholique dans cette région singulière d’Italie qui a donné à l’Église beaucoup de grandes personnalités et de saints ?
Je pense que les choses ont profondément changé au cours des dernières décennies. Le processus de sécularisation, qui touche toute l’Église, le monde entier et surtout le monde occidental, s’est fait sentir très fortement, très massivement, dans notre région. C’était une région profondément catholique, où la foi n’était pas vécue comme quelque chose de superposé à la vie, mais faisait intimement partie de la vie, où elle était une expression supérieure de la vie elle-même. Et cela se manifestait surtout dans la grande pratique religieuse, dans le fait qu’un pourcentage très élevé de notre peuple assistait à la messe, aux sacrements, aux autres célébrations liturgiques… Et surtout au niveau des vocations. Dans mon séminaire, dans les années 1960, il y avait 600 séminaristes. Il y avait également un grand esprit missionnaire dans les nombreuses œuvres catholiques : c’était aussi une autre caractéristique de la présence de l’Église dans la région, très liée à la réalité sociale, surtout en période de pauvreté. L’Église était véritablement un facteur de promotion humaine, liée aux figures des curés qui avaient initié de grandes œuvres de solidarité, comme les coopératives où les gens se regroupaient, etc. Aujourd’hui, il reste certainement une présence de l’Église, mais moins ces caractéristiques qui la définissaient, même s’il est vrai que certaines valeurs, comme le bénévolat, découlent précisément, je crois, de ces valeurs que l’Église a pu inculquer, et qui sont présentes dans notre région de Vénétie.
Albino Luciani a exercé la plus grande partie de sa mission en Vénétie. Il a été d’abord prêtre dans son diocèse d’origine de Belluno, puis évêque de Vittorio Veneto (1958-1969) et enfin patriarche de Venise (1969-1978). Quel souvenir a-t-il laissé dans sa région d’origine ?
Je crois qu’il a laissé un souvenir vivant dans la région de la Vénétie. À Belluno, où il a été ordonné et a exercé son sacerdoce, il y a encore des prêtres qui l’ont eu comme professeur au séminaire. Et là, tous se souviennent de sa clarté d’exposition, de ce don de clarté, de la fraîcheur de sa prédication, il avait un don particulier pour parler, pour se faire comprendre. Ils se souviennent également de sa grande attention à la catéchèse. Cela a toujours été une des caractéristiques de Luciani. Ils se souviennent enfin de la période où il était vicaire général, ainsi que de la fermeté avec laquelle il exerçait sa fonction. Et puis il y a encore des gens, assez âgés, qui sont presque fous de lui, qui se souviennent de lui avec beaucoup d’émotion.
Comment se souvient-on de lui comme évêque ?
Sa nomination à Vittorio Veneto a coïncidé avec les premiers pas du Concile Vatican II, et donc, de sa mise en œuvre progressive. À Venise, je crois que ce fut la période la plus difficile pour lui, où il a connu de nombreuses tensions. Ce furent les années de contestation. D’où la difficulté de mettre en œuvre le Concile face aux nombreuses expressions de contestation qui se sont manifestées alors. Mais je pense que la plus belle image a été donnée par l’actuel patriarche de Venise quand il a dit que ce sont surtout les gens humbles qui se souviennent du pape Luciani. Il était très proche des gens.
Sur le plan personnel, son grand enseignement a été celui de la simplicité évangélique.
Du fait de son pontificat très court, encastré entre ceux des deux “géants” que furent pour l’Église Paul VI et Jean Paul II, on connaît souvent mal Jean Paul Ier aujourd’hui. On parle souvent du “pape au sourire“, de sa mort inattendue. Quels sont les grands enseignements que vous tirez de ces 33 jours de pontificat ?
L’enseignement principal a été celui du Concile. Il était un homme du Concile et cherchait précisément à traduire l’enseignement du Concile dans la vie pastorale de l’Église dont il était le pasteur. Sur le plan personnel, son grand enseignement a été celui de la simplicité évangélique. Une simplicité qui était fortement ancrée dans son humilité. Je me souviens des propos du pape Benoît XVI à son égard : “L’humilité peut être considérée comme son testament spirituel”. L’humilité est la vertu fondamentale que le Seigneur nous a enseignée, qui nous rend agréables à Dieu et facilite également nos relations avec le prochain, une humilité qui ne signifie pas l’infériorité mais la reconnaissance que tous les dons que nous avons reçus viennent de Dieu. Enfin, il avait cette manière de vivre intégralement l’Évangile, d’aller à la substance de l’Évangile, sans clivage, sans division dans ce qu’il pensait, disait, enseignait et pratiquait.
Jean Paul Ier est à l’heure actuelle le dernier pape italien, venant après 44 papes tous originaires de la péninsule, soit plus de 450 ans d’histoire pendant laquelle la succession apostolique s’est faite à l’intérieur de la “Botte”. Après lui, les pontifes ont été choisis hors d’Italie, avec Jean Paul II et Benoît XVI, et désormais hors d’Europe avec le pape François. On commente souvent l’importance de cette internationalisation pour l’Église universelle, mais plus rarement ses effets sur l’Église particulière en Italie. Comment, en tant qu’Italien, percevez-vous cette évolution ?
Je pense que ces changements ont pu peut-être provoquer une certaine surprise au début, un certain étonnement après des siècles de papes italiens. Il était dans la nature des choses que, peu à peu, l’Église et la Curie romaine s’ouvrent à l’internationalisation. C’était l’un des grands engagements de Paul VI, et il était logique qu’il y ait finalement un pape non italien. Je crois que dans le cadre du concept d’universalité de l’Église, cela ne pose aucun problème. Nous sommes heureux que précisément l’Esprit saint aille chercher le successeur de Pierre partout dans le monde !
Les cardinaux voyaient en Jean Paul Ier un pasteur très proche du peuple. Cela rappelle le thème de la proximité dont le pape François parle tant.
Après Jean Paul Ier, l’élection de Jean Paul II a malgré tout dû être un moment fort : pour la première fois depuis des siècles un évêque de Rome n’était plus d’Italie.
Oui, mais – pour l’amour du ciel, je ne veux pas faire l’éloge des Italiens ! – je pense que c’est un peu dans l’esprit italien, cette ouverture universelle. Et peut-être que le fait que le Seigneur ait choisi Rome comme centre de son Église, qui se voulait catholique et donc universelle, a un sens… Pensez à la démission de Benoît XVI, qui a été un choc. Mais ce sont des choses qui mûrissent, et nous savons qu’en fin de compte, l’histoire est guidée par l’Esprit de Dieu. En fait, tant sur le plan personnel que général, je n’ai perçu aucune difficulté à accepter ces changements.
On pourrait avoir en effet au contraire l’impression que les Italiens aujourd’hui “adoptent” le Pape, d’où qu’il vienne, et en font le leur…
Oui, c’est vrai. Nous avons vu l’accueil réservé à Jean Paul II, une figure qui avait déjà émergé lors du premier conclave en 1978. C’est quelque chose de très beau.
Le pontificat de Jean Paul Ier survient après une période de grands changements dans l’Église, de tensions aussi, qui vont inciter les pontifes successifs à œuvrer pour l’unité. Dans ce contexte, quelles ont été selon vous les qualités de Jean Paul Ier qui ont séduit les cardinaux électeurs ?
Je pense que c’est très clair. Les cardinaux voyaient en lui un pasteur très proche du peuple. Cela rappelle le thème de la proximité dont le pape François parle tant. Ils ont vu un pasteur qui allait à l’essentiel de la foi, mais aussi, qui était très attentif aux dynamiques sociales, aux difficultés des gens.
Chaque Pape a ses propres caractéristiques. Il est toujours dangereux, à mon avis, de faire des comparaisons car nous savons que chaque Pape est appelé à sa fonction par le Saint-Esprit.
Plusieurs spécialistes de Jean Paul Ier, notamment Stefania Falasca, comparent le 263e pape à François. Pensez-vous qu’il y a quelque chose propre à la personnalité du pape Luciani dans le pontife actuel ?
Chaque Pape a ses propres caractéristiques. Il est toujours dangereux, à mon avis, de faire des comparaisons car nous savons que chaque Pape est appelé à sa fonction par le Saint-Esprit à travers l’élection des cardinaux et que chaque Pape répond aux besoins actuels de l’Église. Cependant, je pense qu’il y a des similitudes. Stefania Falasca a déclaré qu’avant l’élection du pape François, elle était allée lui rendre visite dans le cadre de sa thèse sur Illustrissimi. Le cardinal Bergoglio lui avait montré qu’il connaissait très bien les écrits du cardinal Luciani. Les deux papes ont des affinités. Le pape François est comme son prédécesseur : très attentif à la simplicité. Ils ont de grandes capacités de communication – Luciani était un grand communiquant. Ils partagent également le désir de poursuivre l’héritage du Concile Vatican II. Je verrais dans ce dernier point leur affinité fondamentale.
Une affinité qu’on retrouve dans le message Urbi et Orbi prononcé par Jean Paul Ier le 27 août 1978, quand il décrivait ses six souhaits pour l’Église : la poursuite du Concile Vatican II, le maintien de la discipline au sein de l’Église, l’évangélisation, l’œcuménisme, le dialogue interreligieux et la paix. A-t-il donné avec ce discours donné un cap pour ses successeurs ?
Oui, c’est la ligne que tous les pontifes ont suivie. Ce cap était particulièrement important pour Albino Luciani, car il était le successeur immédiat de Paul VI, qui avait clôturé le Concile et commencé la phase de sa mise en œuvre. Une phase qu’il considérait comme plus facile et qui s’est avérée plus complexe. Le choix même du nom de Jean Paul, celui des deux papes du Concile, est significatif. Jean XXIII en a fait un évêque et Paul VI un cardinal, mais le choix de ce nom était surtout lié à la poursuite du Concile. Et il a donné sur ce point une orientation à son successeur, et je crois que tant Jean Paul II que le pape François ont repris ces six points programmatiques pour intégrer en profondeur et avec force les choix du Concile.
Du fait de son décès soudain, le pape Jean Paul Ier ne vient-il pas aussi rappeler que la direction hiérarchique de l’Église n’est pas confiée à des surhommes mais à des dirigeants qui connaissent la fragilité ? Et donc ne montre-t-il pas sous une autre lumière le sens de la hiérarchie dans l’Église catholique ?
Cela nous indique que c’est le Seigneur qui guide son Église. Une voie qui est parfois mystérieuse, incompréhensible pour nous ! Je me souviens de la surprise. C’était au séminaire, après la messe du matin. Ils nous ont dit que le pape était mort. Nous nous sommes exclamés : “Mais comment ça, il est mort ? Il est déjà mort il y a un mois !” Cependant, c’était malheureusement vrai. Bien sûr, cela montre que le pape est un homme et qu’il a toutes les limites de notre humanité, dont celle de la santé. Cela signifie également que, même en un temps bref, on peut laisser des traces indélébiles. Disons que l’importance de Jean Paul Ier dans l’histoire de l’Église est inversement proportionnelle au temps qu’il a passé à la tête de l’Église. Même avec peu de temps, on peut faire beaucoup, être des hommes de l’Évangile, des hommes qui cherchent à vivre dans la profondeur de leur ministère.
Propos recueillis par Camille Dalmas