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L’Avis 139 du Comité consultatif national d’éthique sur la fin de vie pose un double constat : les soins palliatifs en France sont largement insuffisants et les mesures définies dans la loi dite Claeys-Leonetti de 2016, pour accompagner et soulager des malades en fin de vie, sont encore mal connues et mal appliquées. Par ailleurs, même si les mesures proposées dans cette loi étaient correctement connues et appliquées partout, elles ne s’appliquent qu’aux malades qui n’ont plus que quelques heures ou quelques jours à vivre, et pas à ceux qui peuvent avoir encore quelques mois à vivre dans de grandes douleurs et sans perspective d’amélioration (cas des maladies neurodégénératives par exemple). Pour ces derniers, la sédation profonde et continue n’est pas envisageable car elle est techniquement impossible sur un temps long. L’avis 139 se termine par trois recommandations : il appelle à améliorer l’accès aux soins palliatifs pour tous et partout en France et à développer la recherche dans ce domaine ; il ouvre ensuite la voie, “si le législateur le décide”, à la possibilité d’une aide médicale à mourir pour les cas particuliers mentionnés ci-dessus (“maladies graves et incurables, provoquant des souffrances réfractaires, dont le pronostic vital n’est pas engagé à court terme mais à moyen terme”), en en fixant un cadre éthique ; il demande enfin un débat citoyen sur la fin de vie.
Un débat escamoté
C’est peu dire que la publication de cet avis, suivie de peu par une déclaration du Président de la République sur cette question, a déclenché des réactions vives. La seule chose qu’on en retient est qu’il ouvre une “voie éthique pour l’aide médicale à mourir”, et le débat que cela suscite entre fervents partisans et fervents opposants. Parmi les réactions opposées à cet avis, plusieurs contestent le fait même que le CCNE se soit de nouveau saisi de cette question, cinq ans à peine après la loi Claeys-Leonetti, et y voient le signe d’une influence politique contraire à l’indépendance dont il doit faire preuve. Fallait-il donc ouvrir ce débat ? En tant que membre du CCNE, la question m’a été posée, comme aux autres membres, en juin 2021 quand le CCNE s’est autosaisi de cette question. J’ai dit oui, peut être naïvement, mais surtout parce que dans mon métier de chercheure ; se poser des questions est toujours une bonne chose. Charge à nous ensuite d’y apporter les réponses qui nous semblent les plus justes, ou les moins mauvaises.
De l’analyse faite par le groupe de travail, il ressort qu’on sait en fait très mal ce qui se passe concernant la fin de vie en France, tout d’abord parce que les soins palliatifs existent encore peu, ensuite parce que les études sur ce sujet sont rarissimes.
En l’occurrence, je dois dire que le long travail du CCNE sur cette question (un an, entre juin 2021 et juin 2022) m’a beaucoup appris dans un domaine que je connaissais mal. Jusqu’au bout, je me suis posé la question de ce que pouvait être une “bonne” réponse quand une personne souffre et qu’elle ne veut plus souffrir et que la médecine ne peut soulager sa souffrance. C’est une vraie question et les réponses de principe tiennent mal devant la souffrance. Le débat était, selon moi, en train d’être escamoté, et c’est ce qui m’a finalement décidée à participer avec d’autres à un texte de réserve qui accompagne cet avis et se démarque de ses recommandations. De l’analyse faite par le groupe de travail, il ressort qu’on sait en fait très mal ce qui se passe concernant la fin de vie en France, tout d’abord parce que les soins palliatifs existent encore peu, ensuite parce que les études sur ce sujet sont rarissimes. En dehors des histoires particulières relayées par les associations et les médias, nous possédons très peu de connaissances au sujet des situations dans lesquelles, malgré un accompagnement palliatif adéquat, les personnes souhaitent mourir. Dans les pays où cette pratique a été dépénalisée, nous en ignorons les effets : quelles peuvent être les conséquences pour les proches qui ont dû accompagner cet acte, et éventuellement y participer ? Le principe éthique invoqué pour légitimer l’aide médicale à mourir est la liberté — “liberté à déterminer soi-même son degré de tolérance à la souffrance et les contours de son destin personnel”. Mais la liberté de celui qui souhaite mourir se heurte ici à la liberté de ceux qui l’accompagnent, ses proches en particulier, mais aussi le personnel soignant qui accompagne le malade.
Comprendre ce qui se joue
Sur toutes ces questions éminemment compliquées, sur lesquelles on ne peut s’avancer qu’en tremblant, comment se permettre de progresser sans avoir au préalable tenté de comprendre l’intégralité de ce qui se joue ? C’est parce que ces prérequis ne sont pas respectés aujourd’hui que nous sommes huit membres du CCNE à avoir signé une réserve à l’avis 139. Parmi les huit, nous pouvons avoir des idées différentes sur la possibilité ou non d’envisager une évolution de la loi vers une aide à mourir dans certains cas. Mais ce qui nous rassemble est le constat que les conditions du débat ne sont pas réunies. Développer les soins palliatifs, comprendre ce qui se joue dans les situations limites nous semblent deux conditions incontournables pour pouvoir apporter des réponses justes à ce débat difficile. Une autre condition préalable nous semblant indispensable est que ces questions douloureuses et complexes soient partagées, discutées, partout et par tous, dans les familles, dans les lieux où l’on accompagne les malades et les mourants, avec tous ceux qui sont ou seront confrontés à ces vrais dilemmes éthiques. Oui, le débat est nécessaire, mais en prenant le temps de l’information, de la réflexion et de l’écoute mutuelle.
Une version plus longue de cette tribune est publiée sur la Tribune des Semaines sociales de France.