Aleteia : Avec une chute de 58% de son PIB et 80% de sa population vivant en-dessous du seuil de pauvreté, le Liban connaît l’une des pires crises de son histoire. Inflation, misère, corruption, explosion du port de Beyrouth en 2020 : la population a été très éprouvée depuis 3 ans. Quel est le sentiment qui domine aujourd’hui ?
Vincent Gelot : D’abord, la colère. Rappelons que les économies des Libanais ont été bloquées en banque à l’automne 2019. En parallèle, la valeur de la livre libanaise, la monnaie locale, s’est effondrée (1 dollar vaut aujourd’hui 38 000 livres, contre 1 500 avant la crise). Les gens ont donc vu leur compte bancaire fondre comme neige au soleil, sans même y avoir accès, ou de manière très restreinte. La population a perdu en qualité de vie et beaucoup de personnes le vivent comme une humiliation. C’est pour cela que certains Libanais en arrivent à braquer des banques : pour récupérer leur argent, qui en réalité, n’existe même plus. En fait, nous sommes face à l’échec d’un modèle, face à une faillite collective.
Dans un tel contexte, comment une famille libanaise parvient-elle à vivre au quotidien ?
C’est très difficile. Les prix des denrées de base ont explosé. Auparavant, l’État subventionnait certains produits – essence, mazout, médicaments, etc. Il ne peut plus le faire aujourd’hui car il n’a plus d’argent dans ses caisses. Tous ces produits ont donc retrouvé le cours du marché mondial et sont devenus excessivement chers. Un exemple : un plein d’essence vaut près de 2 millions de livres libanaises, ce qui correspond à 75% du salaire d’un professeur, voire au salaire complet d’un fonctionnaire… Un pack de 4 bouteilles de lait coûte environ 280.000 livres ; 1 kilo de viande peut monter jusqu’à 300.000 ou 400.000 livres.
L’électricité publique n’est fournie qu’une heure par jour. Ensuite, ce sont des générateurs qui prennent le relais, mais ils fonctionnent au mazout, qui coûte très cher lui aussi. Tout cela a des répercussions de plus en plus problématiques, surtout pour les hôpitaux, qui, faute de médicaments et d’électricité, sont parfois obligés de renvoyer des patients chez eux.
Toute la population est-elle concernée ?
Non, et d’ailleurs les inégalités se creusent. Il y a des Libanais qui ont des membres de leur famille à l’étranger et ceux-ci leur envoient des dollars. Eux arrivent donc à sortir la tête de l’eau, voire, pour certains, à vivre correctement. Mais vous avez toute une partie de la population qui ne bénéficie pas de cette aide et souffre considérablement. Il faut dire aussi qu’une partie du système profite de la crise, notamment le secteur des générateurs d’électricité. L’entretien de ces machines et les importations de mazout font vivre quelque 80.000 personnes au Liban. Donc, si demain, les réseaux d’électricité sont réinstallés – comme dans n’importe quel pays développé – ce seront 80.000 personnes qui se retrouveront au chômage technique.
L’État libanais s’est effondré. Quels sont les réseaux de solidarité qui subsistent ?
C’est un peu la force du Liban : comme l’État a toujours été absent, les gens ont appris à s’entraider au niveau de la famille, du village, de la communauté. C’est un pays très “clanique”, je dirais. La solidarité n’a fait que s’amplifier avec la crise. Nous l’avons bien vu après l’explosion du port de Beyrouth, en août 2020. Dans les jours qui ont suivi, ce sont des Libanais venus des quatre coins du pays qui ont nettoyé les rues, aidé les gens et reconstruit les maisons. L’aide de la diaspora est très importante. Si, dans un village, une personne tombe malade et n’a pas les moyens de payer ses soins, on va faire appel au cousin ou au frère qui vit en Australie, aux États-Unis, etc.
Aujourd’hui, le Liban est porté à bout de bras par la solidarité culturelle, la diaspora et les associations… ce qui ne l’empêche pas de s’enfoncer, lentement mais sûrement.
Ajoutons aussi qu’au Liban, le tissu associatif est très dense, dans beaucoup de domaines : éducatif, social, humanitaire, etc. Les associations fonctionnent à plein régime dans les quartiers les plus vulnérables. Tout cela est très positif, mais nous restons quand même sur un mode de perfusion. Aujourd’hui, le Liban est porté à bout de bras par la solidarité culturelle, la diaspora et les associations… ce qui ne l’empêche pas de s’enfoncer, lentement mais sûrement. Les gens sont inquiets et déçus par l’immobilisme politique. Je sens aussi une grande lassitude chez les religieuses, prêtres, laïcs qui s’investissent beaucoup auprès de la population, mais s’épuisent et perdent courage. Tout cela entraîne des départs, surtout de jeunes diplômés. Ce ne sont pas de bons signaux pour le Liban.