L’Enfer n’a pas tellement la cote. Probablement parce qu’il y fait trop chaud, qu’on y est coincé pour longtemps, qu’on y est tout serrés et qu’on a mal partout. Imaginez le métro aux heures de pointe, vous êtes encore très loin des cachots du diable. Vous remarquerez que les publications sur l’Enfer ne font pas fortune, et que les prédications sur le sujet ne courent pas les rues, on préfère tous penser à autre chose. Un certain consensus semble même prévaloir : évoquer en chaire les flammes de l’Enfer aurait fait fuir les chrétiens, et vidé les églises. Exit l’Enfer, le péché, le diable, pompes et œuvres comprises, tout ceci n’est pas très vendeur.
La possibilité d’aller au bout de nos choix
Mais alors, comment comprendre les paroles de Jésus, évoquant “les ténèbres extérieures, là où il y aura des plaintes et des grincements de dents” (Mt 25, 30), désignant “les maudits, dans le feu éternel préparé par le diable” (v. 41), et annonçant pour ceux-ci un “châtiment éternel” (v. 46) ? Serait-ce tout simplement la diatribe de quelqu’un qui se serait levé du pied gauche, mais qu’on aura vite oubliée, pardonnée et remplacée par d’autres paroles bien plus rassurantes ?
La question n’est pas de savoir s’il faut activer ou éteindre la peur, dont on sait qu’elle est mauvaise conseillère. La véritable question consiste à oser aborder la possibilité de l’enfer et de comprendre ce que cette possibilité contient d’intelligence. S’il est vrai que nous sommes libres, que nous avons le choix, que nous sommes capables d’aller délibérément vers le bien ou au contraire de nous en détourner, alors nous devons être pris au sérieux. L’Enfer est tout le contraire de la punition balancée sur la tête de celui qui s’est trompé, ou qui a été pris la main dans le sac. On parle de ce qui nous fait adulte : la possibilité d’aller au bout de nos choix, même les pires.
L’Enfer n’est à envisager que comme la continuité de l’enfer que nous aurons planté dans ce monde et d’abord en nous-même.
Si nous sommes libres, cette liberté a une valeur immense mais elle a aussi un prix : nos choix ne sont pas indifférents, ils changent quelque chose, et nous même pour commencer. Aimer agrandit le cœur, refuser d’aimer pour ne regarder que soi-même le rétrécit. Au point qu’un monde où plus aucune lumière ne brille, où plus aucune chaleur ne rentre est possible : “Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois, / les maudits, dans le feu éternel préparé par le diable / et les six autres mois la nuit couvre la terre.” Les mots de Baudelaire (“De Profundis clamavi”, in Les Fleurs du Mal) disent bien ce que vit celui dont le cœur est noyé de blasphème, pour reprendre ses termes. Il décrit tout simplement l’enfer, ce gouffre où nous plongeons à chaque fois que nous pensons qu’aimer ne sert à rien, qu’il n’y a plus d’amour à recevoir où à donner, ce qui est la définition du blasphème. L’Enfer n’est à envisager que comme la continuité de l’enfer que nous aurons planté dans ce monde et d’abord en nous-même.
L’envers d’un monde où le pauvre est accueilli
La réalité de l’Enfer n’est donc pas d’être une marmite géante où l’on vous cuit un à un les doigts de pieds. Sa réalité est d’être un Envers : l’envers d’un monde où le pauvre est accueilli, (même s’il vient d’un pays où on n’aime pas les chrétiens) où le malade est soigné (même s’il est au bout de sa vie et qu’il coûte cher), où le démuni est habillé, nourri, abrité, (même s’il a déjà coûté assez cher en allocations parties en fumée, en poudre ou en alcool), un monde où l’on aime même si c’est une folie.
“Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume préparé pour vous depuis la fondation du monde. Car j’avais faim, et vous m’avez donné à manger ; j’avais soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger, et vous m’avez accueilli ; j’étais nu et vous m’avez habillé ; j’étais malade et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous êtes venu jusqu’à moi !” (Mt 25, 34-36.) C’est justement parce que l’amour existe, parce que le don de soi existe, que le refus d’aimer fait aussi partie de la réalité. L’amour du prochain n’est donc pas un sentimentalisme gnangnan et anesthésiant, alimenté par la peur des chaudrons éternels, il est l’immense aventure au cœur de laquelle nous rencontrons déjà, et pas encore tout à fait, le Roi qui viendra et “siégera sur son trône de gloire” (v. 31), il est ce par quoi nous faisons advenir le Royaume des Cieux. Cet amour du prochain en Jésus est l’aventure où nous entendons dès aujourd’hui et où nous entendrons dans les jours derniers : “Entre dans la joie de ton Seigneur” (v. 23).