Un an après la publication du rapport de la Ciase, l’Église de France met-elle peu d’empressement à réparer les préjudices infligés par ses clercs ? Comme si elle jouait la montre et pariait sur le peu d’intérêt que ce sujet semble aujourd’hui susciter. L’inflation et la guerre en Ukraine polarisent beaucoup plus l’opinion que ses affaires de mœurs. D’autant que l’événement semble à court de “carburant” : il y a un an, le rapport Sauvé estimait à 216.000 le nombre de personnes de plus de 18 ans agressées pendant leur minorité par des religieux catholiques de 1950 à 2020. On parlait de tsunami, d’onde de choc et tous les mots étaient à l’avenant des maux. La dramaturgie semble retomber comme un soufflé, sous le poids des chiffres maigrelets communiqués par les deux instances de réparation désignées par l’Église, l’Inirr (Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation) et la CRR (Commission Reconnaissance et Réparation).
Du temps au temps
L’Inirr indique que sur 1.004 demandes enregistrées depuis le début de l’année, 60 décisions avaient été rendues, dont 45 avec un volet financier, pour des montants allant de 8.000 à 60.000 euros, le maximum. Côté CRR, sur 400 dossiers, “au moins 15 victimes ont été payées par les congrégations religieuses”, dont 4 portent sur la tranche 50.000-60.000 euros. Ces chiffres ne sont pas à la hauteur d’un phénomène décrit comme systémique. Les médias la jouent donc discrète en attendant mieux. Il faut laisser le temps au temps pour pouvoir juger avec davantage de recul. En plus, le pape François reste distant sur le sujet, se gardant bien de scénariser une rencontre avec la Ciase. “Le travail de la Ciase finira par être reconnu, mais il faut un peu de temps”, argue Mgr Éric de Moulins-Beaufort, président de la Conférence des évêques de France (CEF), interrogé par l’AFP. Le prélat note qu’”à l’échelle internationale, […] le chiffre donné [le 5 octobre, jour de la publication, ndlr] a paru hors de proportion avec ce que l’on connaît ailleurs”.
La page est-elle tournée ? Non, mais une séquence semble mise entre parenthèses. Même la petite sœur de la Ciase, la Civise (Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants) souffre d’un certain autisme médiatique, malgré un an d’appel à témoignages et bien que le sujet vise la société tout entière.
Une réparation globale par victime
Conscients de cette situation dépressionnaire, des collectifs de victimes essaient à la fois de relancer et de déplacer le débat en se plaignant de l’opacité des instances de réparation, de leur méthode et de leurs barèmes. Ainsi le cas de Brigitte. Cette femme de 66 ans vient d’assigner l’archevêché de Lyon et la congrégation des pères maristes. Elle affirme que trois d’entre eux la violèrent régulièrement entre 6 et 12 ans. Malgré la prescription, la victime est éligible au dispositif mis en place par la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref) et son dossier est donc instruit par la CRR. Cette instance ne procède pas au versement mais définit le montant et le périmètre prévus. C’est cela que conteste Brigitte devant une chambre civile spécialisée dans les référés médicaux. Le délibéré est attendu le 15 novembre.
La question se focalise sur le chiffrage. Dans le courrier adressé aux victimes par la CRR, le plafond des réparations est fixé à 60.000 euros. Son président Antoine Garapon explique à l’AFP avoir opté pour “une réparation globale des atteintes à l’intégrité sexuelle et à la dignité de la victime” plutôt qu’à une “indemnisation du préjudice, poste par poste, comme le font les tribunaux”. Le magistrat ajoute qu’une indemnisation “poste par poste devant les tribunaux pour toute une vie dévastée, demanderait des sommes énormes, on atteindrait les 400 à 500.000 euros par victime”. Or, ajoute-t-il, “il n’est pas sûr que les institutions […] pourraient suivre”.
Au-delà de la prescription
S’il fallait ainsi prendre en compte le préjudice d’établissement (ne pas avoir pu fonder une famille), le préjudice scolaire (ne pas avoir pu suivre des études), ou encore le préjudice sexuel (perte de la libido notamment), l’addition ferait exploser le tiroir-caisse ecclésiastique. Dans son courrier, la CRR demande bien aux victimes d’évaluer sur une échelle de 1 à 7 les “conséquences des violences” dans les “différents secteurs de l’existence”, sauf que le “référentiel de réparation” correspond à la seule notion de “souffrances endurées”, soit un seul des 17 critères de la nomenclature de référence.
Les détracteurs diront que le principe de réparation globale extra-judiciaire protège les finances de l’Église d’un scénario à l’américaine, même si Mgr Éric de Moulins-Beaufort affirme que les évêques “sont engagés dans ce processus sans limitation de coût”. Mais les partisans de ce système répondront qu’il permet à un plus grand nombre de victimes d’obtenir une réparation, en particulier celles n’ayant aucun recours judiciaire en raison de la mort de l’auteur ou de la prescription. Cette option globale, Antoine Garapon la défend “en conscience et en connaissance de cause” mais certains, remontés contre l’institution, l’assimilent à une “tartufferie”, comme François Devaux, ancien président de La parole libérée, dénonçant un nivellement “par le bas du préjudice des victimes”. Ou comment voir le calice toujours à moitié vide.