On n’en a pas beaucoup (et sans doute pas assez) parlé : Bruno Latour est décédé à l’âge de 75 ans. Agrégé de philosophie, ensuite engagé en anthropologie et sociologie, il a travaillé en Afrique et enseigné aux États-Unis avant de revenir en France (à Sciences Po). Il est un des rares Français à avoir été invité en 2013 à donner en Écosse les prestigieuses Gifford Lectures — après Henri Bergson, Gabriel Marcel, Raymond Aron, Paul Ricoeur et juste avant son aîné d’un an, le philosophe et académicien Jean-Luc Marion.
Les “modernes” vus par un ethnologue
S’il a été plus célèbre internationalement (surtout dans le monde anglo-saxon) qu’en France, c’est parce qu’il a vite été repéré comme critique (pas du tout passéiste, cependant !) de la “modernité” scientiste sacralisée dans l’intelligentsia parisienne. Son premier livre, La Vie de laboratoire (1979) analyse, à la manière d’un ethnologue étudiant une société primitive, le fonctionnement d’un centre californien de recherches. Il s’avère que l’objectivité de la “vérité” scientifique est en réalité le produit de quantité de conditionnements : interactions personnelles, structure organisationnelle et subventions en amont, et en aval communications sous forme d’articles et lors de colloques qui déterminent l’audience des découvertes, les carrières et les financements ultérieurs.
Bruno Latour poursuit dans cette veine avec Les Microbes, guerre et paix (1984, sur les forces socio-politiques qui ont influencé les travaux de Louis Pasteur), La Science en action (1989) et Nous n’avons jamais été modernes (1991). Dans Aramis ou l’Amour des techniques (1992), il décrit les processus à l’œuvre dans l’innovation technologique (Aramis étant un projet finalement abandonné de métro automatique à Paris). C’est ensuite Petites leçons de sociologie des sciences (1996) et L’Espoir de Pandore. Pour une version réaliste de l’activité scientifique (1999).
Le “faitiche” et l’”iconoclash”
Au début des années 2000, Bruno Latour forge deux néologismes. D’abord “faitiche”. Il s’agit de l’autorité déclarée incontestable qui est reconnue à un “fait” expérimentalement puis rationnellement établi et l’érige en “fétiche”, c’est-à-dire en objet doté d’un pouvoir magique. Or le “fait” ne balaye les acquis antérieurs que pour imposer de nouvelles certitudes qui, par nature, ne sont pas plus définitives. Il s’ensuit que la “croyance de la critique” doit se retourner en “critique de la croyance”. Cette dialectique entre “fabrication et destruction d’images” est alors appelée “iconoclash”, puisque les représentations ou figures (eïkones en grec) se heurtent (clash en anglais). Ce n’est pas de l’iconoclasme (klaô signifie briser en grec) qui ne laisse rien subsister, car l’abolition des images en produit de nouvelles et les anciennes ne disparaissent pas dans les esprits.
D’après lui, la difficulté est d’assimiler culturellement un changement de paradigme aussi révolutionnaire que celui introduit par Copernic et Galilée en leur temps.
Bruno Latour ne lance pas ces mots nouveaux pour parler uniquement des sciences, car ils valent également dans les arts, les institutions (politiques et aussi religieuses) et toute la culture. “Iconoclash” est ainsi le titre d’une exposition qu’il organise en Allemagne, à Karlsruhe, en 2002 avec l’artiste autrichien Peter Weibel. Au milieu de photos, compositions et installations déconcertantes, le “clou” en est une vidéo. On y voit, dans un enfer de feu, des brutes en équipements futuristes fracasser une cage de verre armé contenant un trésor. Or ce ne sont pas les forces du Mal venant ravager ce qui est précieux sur terre, mais les pompiers dans la cathédrale de Turin, sauvant de nouveau en 1997 (après 1532 à Chambéry) le Saint-Suaire des flammes. L’image du “fait” est loin de refléter toute la réalité.
Un changement de paradigme ?
Au tournant du XXIe siècle, Bruno Latour s’investit dans l’écologie, à partir de l’hypothèse “Gaïa” lancée par le biologiste anglais James Lovelock (né en 1919 et à présent largement centenaire). Dans cette vision, notre planète, à la différence de Mars, n’est pas inerte, mais un gigantesque organisme vivant. Lovelock a changé d’avis plusieurs fois, oscillant entre la bienveillance de la Terre-Mère et un monde rendu invivable par le pillage des ressources et la pollution, et Bruno Latour s’est distancié de lui, se demandant plutôt pourquoi les hommes ont du mal à admettre que leur existence et leur activité ne sont pas sans conséquences sur leur environnement, aux évolutions duquel ils contribuent aussi bien qu’ils les subissent.
Le problème, selon Bruno Latour, n’est pas tant technico-économique et moral que psychologique, voire spirituel et en tout cas esthétique, au niveau des arts qui mettent le monde et la vie en images. D’après lui, la difficulté est d’assimiler culturellement un changement de paradigme aussi révolutionnaire que celui introduit par Copernic et Galilée en leur temps. Et, de même qu’il a tiré de l’”iconoclash” une exposition, il a dramatisé les enjeux de l’écologie dans des pièces de théâtre, conçues avec Frédérique Aït-Touati : Cosmocolosse (2010), Gaïa Global Circus (2013), Inside (2016), Moving Earth (2019).
Dernier message aux écologistes
Le dernier livre de Bruno Latour, coécrit avec un jeune Danois, Mémo sur la nouvelle classe écologique (La Découverte, janvier 2022), s’adresse aux militants “verts” en les alertant d’une part sur les rejets de leur radicalisme simpliste, qui s’avère souvent tyrannique, et de l’autre sur les “affects d’adhésion” qu’ils peuvent et devraient susciter en substituant à la vision d’un “monde où l’on vit” celle du “monde dont on vit”. Il insiste aussi pour dire qu’il n’y a pas les “bons” et les “méchants”, mais que chacun est divisé au fond de lui-même.
Parallèlement à cet engagement écologique, Bruno Latour a continué à développer ses premiers travaux avec Politique de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie (2004), Changer de société. Refaire la sociologie (2009), Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des modernes (2012), Où atterrir ? Comment s’orienter en politique (2017) et Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres (2021).
Disciple de Péguy et Bultmann
Mais on risque de se méprendre sur l’homme et son œuvre en ignorant son enracinement dans le catholicisme. Ce n’est pas seulement que son souci de l’écologie consonne avec Laudato si. Sa thèse de doctorat a porté sur Charles Péguy et l’exégète luthérien Rudolf Bultmann (1884-1976). Les réminiscences bibliques sont récurrentes dans ses écrits. Son anthropologie reconnaît la religion comme irrépressible et il voit dans la foi un inépuisable réservoir de compassion, de résistance dans les épreuves et même de l’amour et de la gratuité dont l’homme a besoin jusque dans le quotidien.
Il argumente que, “loin de sortir de l’institution, il faut y plonger”, parce que, comme dans toute la culture, on ne peut pas “séparer la vie et l’institution, le personnel et l’universel, le libre et le contraint”.
Non qu’il soit prêt à être embrigadé : dans Jubiler, ou les Tourments de la parole religieuse (2002), il se déclare autant exaspéré par ce qu’il entend parfois à l’église que par le mépris des “modernes” pour la “superstition” et par leur hantise obsessionnelle de dérives théocratiques dans la vie sociale. Mais il argumente que, “loin de sortir de l’institution, il faut y plonger”, parce que, comme dans toute la culture, on ne peut pas “séparer la vie et l’institution, le personnel et l’universel, le libre et le contraint”. Il ne s’est certainement pas pris pour un Père de l’Église. Il s’est même défendu d’être un “intellectuel catholique”. Mais il laisse un message : le christianisme ne repose pas sur une croyance conférant une identité, mais plutôt sur une disponibilité fidèle à sa dynamique de réinterprétation et d’innovation.