Par les temps qui courent, la sinistrose est bien tentante. L’information quotidienne sur ce qui se passe en France, dans le monde et (peut-être plus encore) dans l’Église ne peut que nourrir sinon le pessimisme, au moins une inquiétude certaine. La foi permet bien sûr de résister. “Je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin des temps”, a dit aux siens Jésus ressuscité (Mt 28, 20), faisant écho à l’engagement du Seigneur Dieu transmis par Isaïe (Is 41, 10) : “Ne crains pas : je suis avec toi.” Mais la confiance en ces promesses ne justifie pas l’aveuglement. Elle aiguise au contraire le regard et stimule l’indépendance d’esprit.
Le mythe de l’âge d’or
Face à l’agression des mauvaises nouvelles et sombres projections et prédictions, la meilleure arme est peut-être d’abord la mémoire. Pour commencer par la situation nationale et internationale, est-elle aujourd’hui pire que par exemple dans les années 1930, à l’approche de la Seconde Guerre mondiale ? Ou qu’il y a exactement soixante ans, au moment de la crise des missiles de Cuba ? Ou qu’il y a peu, quand l’Occident s’avérait vulnérable aux attentats du terrorisme islamiste ? La question est plutôt de savoir si l’humanité a jamais connu un “âge d’or” de sécurité et de concorde sans nuage.
La même mémoire qui n’oublie pas les promesses divines garde également le souvenir des épreuves et calamités du passé. Il ne s’agit pas de relativiser le présent, mais de ne pas se laisser paralyser par l’urgence des menaces immédiates — autrement dit de rester libre, ce qui n’a rien à voir avec l’indifférence ou la résignation. Croire, c’est aussi savoir et même ressentir que les horreurs d’aujourd’hui ne sont pas plus ni moins scandaleuses que celles d’hier et d’avant-hier. En toutes ces débâcles humaines, c’est “Jésus en agonie jusqu’à la fin du monde”, comme l’a si bien dit Pascal, lequel ajoute : “Et il ne faut pas dormir pendant ce temps-là.” Mais il ne faut pas non plus s’imaginer que “le jour et l’heure” sont arrivés, car “c’est quand vous n’y penserez pas que le Fils de l’Homme viendra” (Mt 24, 44).
Crise de l’Occident et pas d’abord de l’Église
Le même recul qui donne d’esquiver le moins possible est encore utile pour apprécier la circonstance dans laquelle l’Église se trouve désormais sous nos climats. Est-elle plus mal en point ces temps-ci qu’à l’époque de l’arianisme ou de la Terreur révolutionnaire ? Le temps médiéval de la chrétienté unanime a-t-il été d’une orthodoxie et d’une moralité impeccables ? Les épreuves actuelles sont sans doute sans précédent, car elles sont dues non plus à des détournements ou à une hostilité déclarée, mais à une désaffection qui remplace la foi par… rien ! Le messianisme marxiste-léniniste a fait long feu. Mais il faut d’abord relever que la sécularisation qui tourne à la déchristianisation est un phénomène qui touche essentiellement les pays “riches” de l’Occident. Le nombre de catholiques recensés dans le monde continue d’augmenter légèrement, mais régulièrement. Le nombre global de prêtres ne décroît pas.
Le déclin de l’institution ecclésiale, mesuré par l’effondrement de la pratique religieuse, n’est pas un phénomène unique là où il se constate.
Il est dès lors permis de se demander si la “crise” que connaît l’Église ne s’inscrit pas dans celle, plus large, des sociétés dites développées dans lesquelles elle est immergée, et qui, faute de réussir à s’accorder consciemment et collectivement sur le bien commun, en sont venues à cultiver l’émancipation individuelle. Le déclin de l’institution ecclésiale, mesuré par l’effondrement de la pratique religieuse, n’est pas un phénomène unique là où il se constate. Le catholicisme est bien sûr à part, en raison de son ancienneté et de son universalisme. Mais la quasi-totalité des lieux de convergence d’idéaux au niveau national et européen, d’identité partagée et influente ou “motrice” dans la vie sociale subissent chez nous un sort analogue.
Délitements institutionnels
On peut observer par exemple que le syndicalisme, malgré la reconnaissance officielle qui lui est accordée depuis le milieu du XXe siècle, ne se porte pas tellement mieux que l’Église. En 1950, un travailleur sur deux était syndiqué. Aujourd’hui, c’est un sur dix (et encore bien moins selon certaines études). De même, les grands partis politiques d’autrefois s’étiolent et sombrent dans l’insignifiance. Ainsi, qu’est devenu le parti radical, bien mal nommé, mais “incontournable” sous les IIIe et IVe Républiques ? La “gauche” et la “droite”, longtemps présumées des réalités quasiment métaphysiques, ont-elles-mêmes du plomb dans l’aile.
C’est un peu la même chose dans le domaine culturel. En 1950, le Français moyen allait dix fois par an au cinéma. Avant les restrictions sanitaires, ce n’était plus que trois fois, et depuis c’est à peine la moitié. La télévision, qui a pris la place et assure aussi une bonne part de l’information au détriment de la presse écrite, voit son audience se diluer à son tour du fait de la multiplication des chaînes et de l’apparition d’internet et des réseaux sociaux.
Dans une société en décomposition
Il apparaît qu’en fait, l’Église est inévitablement affectée par l’émiettement et la décomposition d’une société dont elle est solidaire, et où les élites cultivent et imposent des différences sans réussir à nourrir l’imaginaire commun. Dans un tel contexte, la résilience catholique est assez remarquable. Même s’il n’y a chaque weekend que 2% ou moins de la population dans les églises, cela représente plus de gens qu’aucune autre activité organisée régulièrement ne peut en rassembler — plus de monde même qu’on en trouve sur et autour de tous les terrains de course et de jeu dans le même laps de temps. Il y a simplement que les événements sportifs sont généralement médiatisés, alors que la messe s’en passe fort bien.
Reste à savoir si les distractions et excitations plus ou moins addictives répondent aux besoins plus profonds du plus grand nombre. Dans ses ouvrages publiés, et encore récemment dans Dialogue périphérique (Zinc Éditions), le géographe-sociologue Christophe Guilluy pointe “l’insécurité culturelle” ressentie dans les populations écartées du cœur des grandes métropoles où l’on n’a pas de problèmes de fin de mois et où sont valorisées l’hypermobilité et la transgression des normes traditionnelles. En même temps, cet observateur non-conformiste de la société détecte dans cette “France d’en bas” (qu’il estime stable, cohérente et majoritaire) un sens moral qu’à la suite de George Orwell il appelle common decency.
Toujours un besoin de “transcendance”
Cette “décence ordinaire” a également été identifiée par le philosophe Jean-Claude Michéa dans La Gauche et le Peuple (Flammarion, 2014). Elle consiste en la solidarité familiale, de voisinage, professionnelle et intergénérationnelle que stimulent les précarités économiques et conjugales, sans jalousie ni soif de pouvoir ou d’enrichissement illimité, sans insensibilité à l’environnement naturel et sans peur de l’immigration, pourvu qu’on ne devienne pas “minoritaire là où on est né”. Christophe Guilluy va jusqu’à parler d’irrésistible référence à une “transcendance” et à soutenir que le “corps” a besoin d’”esprit” — en quoi il n’est plus tout à fait le marxiste qu’il a été et assure rester.
Ces analyses sociologiques sont contestées par d’autres spécialistes. Elles définissent néanmoins le champ de la “nouvelle évangélisation”, qui ne peut sans doute pas parier seulement sur la reconquête des élites ni sur le dynamisme des jeunes Églises hors d’Europe. Un catholicisme populaire reste à réinventer, avec une foi peut-être imparfaite, intermittente et peu bavarde, mais non soluble dans un laïcat engagé, réputé parler au nom du peuple.