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Point besoin d’être grand clerc ou prophète pour reconnaître les signes des maladies qui nous rongent, dans la société civile et aussi dans l’Église. La contagion de la première sur la seconde est de plus en plus agressive, d’autant plus si les soldats du Christ préfèrent déposer les armes et se rendre à l’esprit du monde, souffrant par conséquent de tous les maux qui accompagnent une telle trahison et lâcheté. Hilaire Belloc notait que “tous les hommes ont l’instinct du combat ; du moins, tous les hommes en bonne santé” (Les Grandes Hérésies. L’Église dans la tourmente). Un corps malade n’est plus capable de réagir contre les agressions, et parfois même, il n’en éprouve plus le désir, préférant se laisser emporter. Lorsque le chrétien s’attiédit, il succombe à tous les poisons ambiants en les accueillant comme des éléments capables de lui donner une vie nouvelle et régénérée. Abandonner le véritable culte dû à Dieu, négliger et mépriser tous les intermédiaires et les messagers que sont les anges et les saints, se conclut nécessairement par le culte de soi.
L’homme s’installe au centre
Dans une France se dirigeant vers la catastrophe, le peintre Hubert Robert — qui manquera de laisser sa tête sous la guillotine quelques années plus tard — s’attache à représenter des paysages parsemés des ruines des empires disparus. Il peint aussi, souvent sur le vif, les grands incendies du XVIIIe siècle qui réduisirent en cendres bien des monuments parisiens. L’un d’eux fut la destruction de l’Opéra de Paris, le 8 juin 1781, après une représentation d’Orphée et Eurydice, opéra-ballet joué là depuis plusieurs années. La première salle avait déjà brûlé en 1763, avec une grande partie du Palais-Royal auquel elle était accolée. L’Hôtel-Dieu avait été détruit par les flammes en 1772, scène tragique également croquée par l’artiste. Ce dernier percevait, à travers ces drames symboliques, l’achèvement d’un monde qui allait disparaître dans le sang et les larmes. Ces foyers rugissants et rougissants dans la nuit sont l’explosion à venir de l’horreur qui allait fondre sur un pays rejetant Dieu.
Notre mauvaise habitude est de tenir pour garantie, à jamais, l’existence de ce monde, quels que soient les choix mauvais que nous faisons.
Quant à l’œuvre de Gluck, elle raconte l’histoire d’amour entre Orphée et Eurydice. Lorsque celle-ci meurt, Orphée, désespéré, désire se suicider, mais l’Amour lui propose d’aller délivrer sa belle de l’Enfer, sous la seule condition de ne pas la regarder jusqu’à sa sortie de l’empire des morts. Eurydice ne comprend pas l’indifférence de son amant et elle l’accable de reproches. Orphée ne peut s’empêcher alors de la regarder et elle expire dans ses bras. De nouveau, Orphée est saisi par le désespoir, veut mettre fin à ses jours, mais l’Amour a pitié et lui rend Eurydice vivante. Il n’est donc pas surprenant que cette relation passionnée et troublée ait tant connu de succès au cœur du XVIIIesiècle libertin où l’homme s’installe au centre, face à un miroir, reléguant peu à peu Dieu à un rôle subalterne, ceci avant de le mettre à mort en même temps que son lieutenant dans le royaume. Mise en scène théâtrale grandiose pour une tragédie dont l’acte final n’est pas encore écrit, puisque nous sommes les héritiers directs de cette révolution intellectuelle et spirituelle. Hubert Robert le sent et ses compositions romantiques et champêtres, à l’antique, cachent la terrible figure de l’Antéchrist prêt à fondre sur le monde.
Le tourbillon des extravagances
Notre mauvaise habitude est de tenir pour garantie, à jamais, l’existence de ce monde, quels que soient les choix mauvais que nous faisons. Nous regardons de haut et de loin les avertissements divins de l’Ancien Testament, considérant que cette époque est révolue et que les Hébreux vivaient dans la crainte et la culpabilité sous le joug d’un Dieu jaloux, injuste et violent. Pourtant, Notre Seigneur dans son enseignement n’a pas retiré un iota de l’histoire sainte bouleversée par le péché des hommes. Nous croire indemnes des dégâts causés par la sécularisation, la mondialisation et les idéologies prônant la mort de Dieu, la mort de l’homme et la disparition de tous sens, serait bien naïf ou suicidaire. Nous sommes abîmés, avec le reste du monde en folie, et, si l’Église est sainte, son clergé et ses fidèles sont aspirés par le tourbillon de toutes les extravagances et les mensonges. Ce n’est pas faute d’avoir été avertis dès l’origine.
Lorsque nous unissons nos voix à celles des ennemis de Dieu en criant que tout est permis, que l’essentiel est d’être heureux, de “se faire plaisir”, à partir du moment où cela ne nuit à personne, en affirmant que la doctrine doit évoluer et changer sur des points de morale acquis et révélés dès l’Ancienne Alliance, nous faisons le jeu du Mauvais. Saint Paul écrivait aux Thessaloniciens : “Que personne ne vous séduise en aucune manière, car il ne viendra point, qu’auparavant ne soit venue l’apostasie, et que n’ait paru l’homme du péché, le fils de la perdition, qui se pose en ennemi et s’élève au-dessus de tout ce qui est appelé Dieu, ou qui est adoré, jusqu’à s’asseoir dans le temple de Dieu, se faisant passer lui-même pour Dieu” (2Th2, 3-4). Cela fait plus que frémir : les cheveux, ou le peu qu’il nous en reste, se dressent sur notre tête. L’Apôtre parle bien de l’apostasie et de l’empire de l’Antéchrist à la place même de Dieu sur cette terre : révolte de toutes les nations contre l’Église, donc ennemis extérieurs, mais également infiltration du Malin au sein du Corps. Effrayant.
Viendront des temps périlleux
Et saint Paul n’a pas ici divagué par étourderie, puisqu’il revient sur le sujet lorsqu’il écrit à un de ses disciples de prédilection, Timothée : “Or, sache qu’à la fin des jours, viendront des temps périlleux. Il y aura des hommes s’aimant eux-mêmes, avides, arrogants, orgueilleux, blasphémateurs, n’obéissant pas à leurs parents, ingrats, couverts de crimes, sans affection, implacables, calomniateurs, dissolus, durs, sans bonté, traîtres, insolents, enflés d’orgueil, aimant les voluptés plus que Dieu, ayant toutefois une apparence de piété, mais en repoussant la réalité” (2Tm 3, 1-5). L’homme qui n’aime que lui-même, qui vit dans le faux-semblant et qui passe son temps à juger, à mépriser et à écraser les autres, fait l’œuvre de Satan.
Lorsque la confusion morale et doctrinale prend la place de l’enseignement apostolique transmis de génération en génération, il est temps, pour le moins, de dresser l’oreille et d’ouvrir un œil. Il ne faut pas alors se lamenter en constatant que les vieux démons recouvrent une seconde jeunesse. La percée fulgurante de fausses religions, de l’ésotérisme, du satanisme est la conséquence de notre démission, et non point sa cause. Le vide que nous creusons à nos pieds est aussitôt rempli par des erreurs très vivantes et grouillantes.
Se raccrocher au bon sens
Les maux qui nous rongent ont leur racine dans la fausse gravité avec laquelle le Malin et ses armées font briller devant nos yeux des articles de pacotille, nous convainquant qu’il s’agit là de trésors très précieux. Un brin de bon sens suffirait à retourner la crêpe et à laisser l’Ennemi pantois et désarçonné. Le bon sens, celui qui est sain et saint, plante des aiguilles dans le siège des diablotins en herbe et, ainsi, les irrite-t-il, les forçant à se remettre debout et à détaler à vive allure, vers d’autres proies.
Comme l’écrivait Alexandre Vialatte de façon amusante et mordante, le bon sens, “c’est un grain de sable. Dès qu’on l’introduit dans une montre, dans un engrenage ingénieux, dans une machine merveilleusement montée, et par exemple dans l’urètre de Cromwell, dans les arguments du nazisme ou des tribunaux d’exception, dans les raisonnements de Sartre au sujet du langage, […] ou les jugements conventionnels sur la peinture et sur la langue, tout se détraque avec un bruit mou” (Chroniques de la Montagne, 17 février 1953).
Le chrétien ne peut jamais être autre chose qu’un signe de contradiction.
Ce bon sens est ce qui permet de se raccrocher à la réalité, tandis que s’écroule autour de nous bien des repères jusqu’alors invincibles. La foi est la reconnaissance de cette réalité intangible, inamovible. À Chesterton fraîchement converti au catholicisme, Hilaire Belloc écrivait : “L’Église catholique est l’émissaire de la Réalité. Que ce soit sur les questions fondamentales ou sur les questions de moindre importance, ses doctrines énoncent ce qui est. C’est ce que reconnaît l’intelligence dans sa suprême expression. C’est ce que la volonté appuie en conscience. […] Je suis par nature un esprit sceptique. Mais en ce qui concerne le doute métaphysique, je m’aperçois qu’il s’agit d’une humeur et non d’une conclusion. Ma conclusion — qui est également celle de tous ceux à qui il a été donné de la voir — est la foi : institutionnelle, organisée, enseignante ; une personnalité. Une chose et non une théorie. Ça.”
Être un signe de contradiction
Cessons donc de gémir sur les maux que nous chérissons, comme l’avait fort bien noté Bossuet. Chacun est libre de ne pas emboîter le pas à la vague géante du tsunami engloutissant tout ce que la Révélation nous a légué de vrai, de beau et de bon. Chacun est libre de ne pas s’allier aux soutiens de l’Antéchrist et de repousser l’apostasie. En être convaincu apaise les inquiétudes, les angoisses, la peur incontrôlable. Le chrétien ne peut jamais être autre chose qu’un signe de contradiction. Lorsqu’il ne l’est plus, il est temps de tirer le signal d’alarme et de faire retentir les sirènes.