Si les ennemis de l’Église ont maintes fois dans son histoire détruit ses archives, ses bibliothèques, ses sanctuaires et les reliques des saints, l’on sait moins que de bons chrétiens à la foi peu éclairée et au goût désastreux lui ont à l’occasion fait autant de tort. C’est le cas, entre autres, de l’empereur Constantin. Après la publication de l’édit de Milan en 313, et en attendant un baptême qu’il ne recevra finalement qu’à son lit de mort, ce qui lui permettra dans l’intervalle de continuer à pécher sans vergogne, Constantin, sur le conseil de sa mère Hélène, a l’idée, à première vue généreuse, de retrouver en Terre sainte les lieux témoins de la vie du Christ pour y bâtir des sanctuaires grandioses et, à Rome, d’élever des basiliques splendides sur les tombes des apôtres Pierre et Paul, mais aussi sur celles des grands martyrs très vénérés des fidèles, comme Laurent, Agnès, Sébastien et bien d’autres.
Un côté “bling bling”
Constantin a des côtés “nouveau riche”. Aujourd’hui, on le trouverait “bling bling”. Pour lui, est beau ce qui brille et qui coûte très cher. Alors, il fait mettre de l’or partout, y compris, à Bethléem, dans la basilique de la Nativité, sur la crèche, initiative qui fera hurler saint Jérôme quand il la visitera, se demandant comment l’on peut se méprendre au point de profaner de la sorte le symbole même de l’abaissement absolu de la Seconde Personne de la Trinité, qui a choisi de naître pauvre et dépouillée sur la paille d’une étable.
Si l’on peut toujours revenir à plus de sobriété décorative, il n’en va pas de même quand le site d’origine a été totalement bouleversé, rendu méconnaissable, quasiment détruit parfois, ce qui, hélas, a été souvent le cas à Rome. En effet, les martyrs, à l’origine, ont été inhumés parmi les autres fidèles dans les catacombes de la banlieue romaine, vastes cimetières privés s’enfonçant dans le sol sur plusieurs étages au long de couloirs interminables. Pour un témoin, célèbre ou pas, dont la tombe se reconnaît à diverses marques, il y a dans les catacombes des milliers de chrétiens anonymes morts de mort naturelle et qui n’intéressent pas l’empereur.
Ce que Constantin veut, ce sont ses glorieux martyrs en attente de la sépulture grandiose qu’ils méritent et dont la tombe sera magnifiquement mise en valeur au cœur de la basilique. Et si, par malchance, ils sont enterrés dans les étages inférieurs dans une zone surpeuplée, l’on ne s’encombrera pas de précautions inutiles ni de mesures conservatoires concernant la foule des chrétiens ordinaires ; on rasera tout pour dégager la confession du saint ou de la sainte. Point final. Ce saccage va se répéter dans tous les cimetières où Constantin est en quête d’une vedette du martyrologe et, l’habitude de tout démolir étant prise, l’on continuera sous ses successeurs, de sorte qu’à la longue, il ne serait sans doute rien resté des catacombes, catastrophe archéologique irréparable, si, en 366, Damase n’avait été élu au pontificat suprême.
Une élection invraisemblable
Damase est né, vers 304, en pleine persécution de Dioclétien, on ne sait trop où en Espagne, d’une famille catholique et d’une lignée sacerdotale, ce qui signifie que son père, son grand-père, et peut-être son arrière-grand-père étaient prêtres. Il ne faut toutefois pas se méprendre ; si l’Église à l’époque ordonne des hommes mariés et d’âge mûr, choisis en raison de leur vertu éprouvée, elle exige aussi qu’ils vivent désormais “dans le saint propos”, c’est-à-dire qu’ils s’abstiennent de relations conjugales, ou, mieux encore, que leur épouse prenne le voile. Voilà comment il existe des lignées sacerdotales, voire pontificales.
Damase est encore un enfant lorsque sa famille s’installe à Rome et, attiré vers le sacerdoce, il devient prêtre, dans le célibat définitif, puis assume l’équivalent d’une carrière de nonce apostolique. En 366, il devient pape, à la suite d’une des élections les plus invraisemblables de l’histoire puisque l’autre candidat, en un temps où il appartient encore aux fidèles d’élire évêques et souverains pontifes, comprenant qu’il va perdre, rameute ses troupes et déclenche, contre les partisans de Damase, obligés de se réfugier dans l’église Sainte-Marie du Trastevere, une émeute d’une extrême violence qui fera des dizaines de morts et de blessés dans la Ville. Il faut l’intervention des forces de l’ordre pour ramener le calme et délivrer le souverain pontife légitime, contre lequel le perdant déclenche alors une campagne de calomnies dénonçant ses maîtresses supposées et l’accusant d’avoir “prostitué” son sacerdoce.
Un dévot des martyrs
De toutes ces affaires, assez déplaisantes, Damase sort finalement blanchi et peut, soutenu entre autres par Ambroise de Milan, entreprendre le grand programme de réforme de l’Église qu’il a en tête, organiser plusieurs conciles et faire condamner l’hérésie arienne, protégée par l’épouse de l’empereur Valentinien Ier, la belle et redoutable Justine, elle-même hérétique déclarée et militante. Damase est aussi le pape qui, conscient de la nécessité d’une version officielle de la Bible catholique alors qu’il en pullule des dizaines à travers la chrétienté, souvent bourrées d’erreurs et rédigées dans un latin approximatif, demande à saint Jérôme de s’atteler à cette tâche colossale en s’appuyant sur “la vérité hébraïque” et permet ainsi la rédaction de la Vulgate.
Il faut aussi tenter de préserver ce qui reste des catacombes après les déprédations bien intentionnées du demi-siècle écoulé depuis la paix de l’Église.
Ces diverses tâches, accomplies dans un contexte de crises et de contestations, suffiraient à la gloire du pontife mais il y ajoute une passion plus personnelle. Damase est, lui aussi, un dévot des martyrs mais il ne se focalise pas uniquement sur les plus célèbres d’entre eux. Tous, à ses yeux, ont la même importance. Or, Constantin a dédaigné “les seconds rôles”, dont les noms nous sont pourtant souvent familiers, tels Côme et Damien, Chrysanthe et Darie, Hippolyte ou Tarcisius, et leurs tombeaux négligés risquent de disparaître, une éventualité que Damase ne supporte pas. Il faut aussi tenter de préserver ce qui reste des catacombes après les déprédations bien intentionnées du demi-siècle écoulé depuis la paix de l’Église. Le Pape va s’y employer. Il fait reconnaître, via Salaria, la double sépulture des saints Chrysanthe et Darie, et celle des fidèles emmurés vifs un an après leur martyre pour être venus célébrer sur leur tombe la messe du bout de l’an, morts de faim, de soif et d’asphyxie au pied de l’autel, du prêtre et des saintes espèces qu’ils ont adorées jusqu’à leur dernier souffle, faisant ménager un oculus afin de permettre aux pèlerins de contempler cette démonstration de foi en la Présence réelle.
Des épigrammes lapidaires
Pour Tarcisius, jeune clerc massacré alors qu’il portait l’eucharistie à un malade qui a défendu obstinément l’hostie, alors qu’il se serait sauvé en la livrant aux païens, Damase, qui se pique d’être poète, opinion que tous, au demeurant, ne partagent pas, trouvant ses vers boiteux et ampoulés, il rédige cette épigramme lapidaire : “Il préféra donner sa vie plutôt que livrer à des chiens enragés les célestes membres.” Plus remarquable encore, lui, si attaché à la primauté du siège de Rome au point qu’il érige la fête de la chaire de saint Pierre et écrit, ou fait écrire le Liber pontificalis, histoire des papes qui l’ont précédé dont il sauvegarde ainsi la mémoire, il se surpasse en vénérant la mémoire de l’antipape Hippolyte, pour avoir, en prison et face aux supplices, incité ses partisans à revenir à la communion avec le Pape légitime. Si certains critiques ses épigrammes, nul ne peut nier son sens artistique quand il charge le graveur Philocallès de les inscrire dans la pierre, lui demandant de créer dans ce but des caractères nouveaux, d’une exceptionnelle harmonie, appelés damasiens.
L’on pourrait supposer, après tant de soins et d’efforts, que Damase, lorsqu’il meurt le 11 décembre 384, a bien mérité d’aller reposer dans ces catacombes qu’il a su préserver de la destruction, ainsi que l’ont fait nombre de souverains pontifes. Ce ne sera pas le cas. Dans un grand accès d’humilité, il refuse un honneur à ses yeux démesurés et s’en explique : “J’aurais craint de profaner ainsi le lieu auguste où reposent les saints.” Après cela, personne n’osera plus prétendre à ce privilège… Il faudra attendre le XIXe siècle et les campagnes de fouilles du professeur de Rossi pour mesurer tout ce que la connaissance du passé et la protection des sites antiques doivent à Damase. Cela lui vaudra, à juste titre, de devenir le patron des archéologues.