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Il faut contempler la crèche et convoquer un instant l’enfant que nous étions, qui sommeille toujours au-dedans de l’âme. Les souvenirs affleurent comme des sources. Nous allions en forêt avec mes cousins chercher de la mousse sur les arbres et déposer des branches de houx avec de petites boules rouges. Nous poussions nos moutons un peu chaque jour, au pas lent des joies profondes, qui demandent le temps d’habiller son cœur. Les moutons sont toujours les mêmes. Mon grand-père les avait faits dans son établi qui sentait bon les copeaux de bois, la chaleur rassurante d’un foyer. Seuls les enfants ont changé. Ils sont mes neveux maintenant. Le temps passe, on s’aperçoit soudain qu’on a vieilli. Il faut alors se replonger dans la mémoire vive d’une enfance qu’on ne quitte jamais vraiment.
Tant qu’il y aura une famille…
Au loin cheminent toujours les mages, avec leur caravane, les tapis chatoyants posés sur leurs chameaux. On a l’impression de sentir les épices, les parfums lourds et les malles aux trésors. “Dans une ténébreuse et profonde unité / Les parfums, les couleurs et les sons se répondent” écrit Baudelaire dans Correspondances. Même les adultes deviennent des enfants. “Si vous ne redevenez pas comme les enfants, vous n’entrerez pas au Royaume de Dieu” (Mt 18, 3). Sous le sapin brillent les cadeaux avec leurs papiers multicolores. Les mages viennent offrir l’or pour le roi, l’encens pour le Seigneur, la myrrhe pour annoncer la mort du Prince de la vie. Ils sont loin encore et suivent l’étoile. Cela fait deux mille ans qu’ils suivent l’étoile, et cela ne changera pas jusqu’à la consommation des siècles. Tant qu’il y aura une famille pour faire la crèche. Heureusement que tout ne change pas sans arrêt. Cela permet de prendre racine, de recueillir sa mémoire comme on amasse un trésor caché au-dedans de l’âme. “L’enracinement est peut-être le besoin le plus important de l’âme humaine”, écrit la philosophe Simone Weil. “Un être humain a une racine par la participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir.”
Les bras du père
Le monde entier est là, les hommes, les anges et les bêtes. L’armée céleste chante la gloire de Dieu. Le monde visible et invisible se prosterne devant l’homme, la femme et le nouveau-né, mystérieux reflet de l’invisible Trinité. La ronde des étoiles est l’écrin d’un enfant. La Vierge est debout, les mains jointes. Elle adore en silence Dieu qu’elle a enfanté. Joseph est derrière, un peu dans l’ombre, comme une sentinelle. Il est un homme silencieux, un compagnon des anges, un familier des songes. Il est “un homme juste” (Mt 1, 19), parce qu’il s’ajuste à la volonté de Dieu, parce qu’il consent à être dépassé. On n’entend jamais le son de sa voix. Il n’est pas effacé pourtant. Il tient sa place. Il est le gardien du Rédempteur. Il est charpentier. Il a sans doute des mains larges et calleuses, une étonnante force physique. On le représente comme un vieillard. Il est sans doute très jeune à la crèche, vingt ans peut-être. Il a appris à obéir à l’agencement des planches, à la charpente d’un toit, à l’ordre des choses. La liberté commence par l’obéissance au réel. Il faut soumettre sa vie, disait le père Jacques Sevin, “à l’exigence du réel”. On se sent en paix sous son ombre, sous sa force tranquille.
Et pourtant… Un grain de sable va enrayer la roue de l’histoire. Un visage minuscule sous le soleil impassible.
Les bras du père sont un rempart pour protéger la vie vulnérable. Il a orienté sa force sans la dissiper dans l’oisiveté, l’éclatement du péché ou la violence de l’homme peu sûr de lui. Joseph est l’icône du Père, contre les caricatures faussement viriles de la force. César veut compter le monde entier, Hérode s’apprête à ordonner le grand massacre des innocents. Les rois tremblent comme des feuilles mortes devant le Vivant. Devant le Roi de gloire, un enfant nouveau-né. “Qui est ce Roi de Gloire ? C’est le Seigneur, le Fort, le vaillant” (Ps 24). En apparence il n’est rien pourtant. Ce n’est qu’un enfant de plus. Un de plus, un de moins, qu’importe. Et pourtant… Un grain de sable va enrayer la roue de l’histoire. Un visage minuscule sous le soleil impassible. César ne sait pas qu’il sera un jour jugé par celui qu’il veut compter, Hérode par celui qu’il veut tuer. Car la naissance de cet enfant bouleverse le monde entier et renverse les superbes de leur trône.
Les bergers ne dorment pas
Autour de la crèche se joue le jeu mouvant des libertés et se dévoilent les intentions secrètes qui habitent aux tréfonds des cœurs. Ceux qui dorment, ceux qui veillent, ceux qui fourbissent leurs armes, ceux qui adorent en silence. Les auberges sont pleines. Elles sont rassasiées. Les aubergistes se réjouissent, les affaires tournent bien, image d’un monde de consommation où le désir est exaucé avant même d’apparaître, où le trop plein a écrasé la faim et la soif, condition de la mystérieuse béatitude. Mais les bergers ne dorment pas. Ils surveillent les loups qui menacent le fragile équilibre de la beauté. Ils maintiennent le monde en veille, comme on allume la veilleuse qui dissipe l’opacité des ombres. Il est l’heure de quitter le trop plein des auberges et de nous prosterner devant ce petit rien qui est tout. Il est l’heure de demander la grâce de devenir veilleur, de devenir berger.