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Que lire ? Parfois, la question n’appelle pas de réponse : elle renvoie au désarroi du paresseux devant une bibliographie imposée (“Je n’aurai jamais le temps de lire tout ça”) ou, au contraire, à la lassitude du poète en quête de nouveau (“La chair est triste, hélas, et j’ai lu tous les livres”). En ces jours de résolutions plus ou moins tenables et de vœux plus ou moins pieux, elle permet toutefois de s’interroger sur les critères qui dictent nos lectures. Qu’ils relèvent des idées de l’auteur, de l’esthétique ou de la morale, cela va rarement sans tiraillement. Priez pour nous, pauvres lecteurs ? À cinquante ans d’écart, deux romanciers très différents, François Mauriac et Patrice Jean, peuvent aider à un examen de conscience, voire à un Confiteor, pour deux types de péchés de lecture, l’un par action, l’autre par omission.
Le labyrinthe de nos songes
Par action. Mauriac, bien qu’il ait souffert toute sa vie des anathèmes cléricaux jetés sur son œuvre jugée immorale, n’en signale pas moins le venin possible d’un livre mal choisi. À l’heure du détachement qui précède le seuil de la mort, avec un scrupule que beaucoup qualifieront de janséniste pour mieux s’en débarrasser, il s’interroge sur la part de responsabilité de ses lectures dans les rêves qu’il fait. Tenté de voir dans ce territoire nocturne une zone de non-droit où chacun échappe entièrement à l’œil de sa conscience, il finit par nuancer la neutralité morale du rêve :
“Ce soulagement ressenti au réveil est lié pour le chrétien au fait que le sommeil enchaîne cette gardienne qu’est, dans la vie de la Grâce, la crainte de pécher, ne fût-ce que par la pensée et par le désir. Au vrai, sa vigilance n’est liée qu’à demi : une invisible main lie parfois le dormeur. Dans le soupir du chrétien qui se réveille : “Ce n’était qu’un songe…” il entre ce soulagement de n’avoir fait aucun mal. Mais n’a-t-il fait aucun mal ? Un scrupuleux ne s’en tire pas si aisément. Le livre qu’avant de s’endormir il a cru lire sans connivence, le film dont il ne s’est pas privé parce que “il fallait l’avoir vu”, il espérait en avoir conjuré les démons : mais le sommeil les lâche tous à la fois, à travers le labyrinthe du songe.”
Nos lectures, comme nos rêves, sont une part de nous-même. L’homme intérieur qu’elles contribuent à modeler a le visage de notre bibliothèque intime. Critère moral et spirituel utile, quand il est avancé par un romancier qui ne tire jamais argument de la puissance de la grâce pour passer sous silence la noirceur du mal qui ronge. De nos lectures dépend non seulement ce que nous pensons, mais ce que nous sommes : le paysage mental dans lequel nous vivons, l’air spirituel que nous respirons.
Il y a un péché de lecture par omission, chez celui qui ne lit que ce qui le conforte dans ce qu’il pense ou sait déjà.
On se gardera toutefois de soumettre l’esthétique à une morale étriquée et de lire chez Mauriac un appel à ne se nourrir que de romans gentillets, lourdement manichéens et au didactisme appuyé, “débilitantes pâtées”, disait Bloy, qui tuent la grandeur des âmes plus sûrement que les livres apparemment moins recommandables. Mauriac dénonçait d’ailleurs volontiers “l’hérésie de niaiserie”. Il y a un péché de lecture par omission, chez celui qui ne lit que ce qui le conforte dans ce qu’il pense ou sait déjà.
La beauté en bien des recoins inattendus
Aussi l’examen de conscience auquel nous invite Patrice Jean, épousant des critères littéraires plus que moraux, peut-il compléter celui de Mauriac. À la suite de Cyrille Bertrand, le héros de La Poursuite de l’idéal (NRF, 2021), beau roman qui unit la farce flaubertienne, l’énergie balzacienne et la desinvoltura stendhalienne, le narrateur pose cette question : “Existe-t-il encore des lecteurs qui aiment les livres en dehors de leurs inclinations politiques et religieuses ? Que chacun, en son âme et conscience, regarde en lui-même.” La question de Patrice Jean masque-t-elle une idolâtrie esthétisante du livre, dans une indifférence à son contenu ? Non, elle rappelle plutôt que la beauté, splendeur de la vérité, peut se loger en bien des recoins inattendus, de même que le vent souffle où il veut. Préférer systématiquement des œuvres “de votre bord”, qui jamais ne vous confrontent au génie possible d’un auteur dont les idées vous agacent, rétrécit considérablement votre capacité d’admiration de l’action de l’Esprit en tout homme. De même, placer la soupe d’un groupuscule de pop-louange au-dessus d’une Passion de Bach, au motif que le premier est catholique tandis que le second est protestant, ne disposerait guère à être témoin d’un Dieu dont la beauté illumine le monde.
Un conseil paternel
Nourri à la fois de l’inquiétude de Mauriac et de la mise en garde de Patrice Jean, un examen de conscience de lecteur peut donc se fonder sur un constat à deux faces : certains livres, certes, salissent votre imaginaire et polluent votre âme, mais d’autres atrophient votre pensée, rendent votre perception du réel étriquée, vous habituent peu à peu à réduire la beauté à la joliesse sucrée et à ramener l’analyse intellectuelle au bégaiement de “nos valeurs”. “Ils ont les mains propres, mais ils n’ont pas de mains”, écrivait Péguy des kantiens. On est tenté d’adapter la formule à certains lecteurs, quand ils ne vantent que des livres qui, selon la formule, “peuvent être mis entre toutes les mains”…
Qu’il soit rarement souhaitable de lire Houellebecq à huit ans, soit, mais il peut être tout aussi nuisible pour la vie spirituelle de ne lire, à quinze ans, que des romans sponsorisés par jesus-is-my-love.com. Songeons plutôt au beau conseil que Cristina Campo reçut de son père, à qui elle demandait si elle pouvait lire les écrivains russes : “Tu peux tous les lire […]. Tu y trouveras de quoi beaucoup souffrir, mais rien qui puisse te faire du mal.” En guise de vœux de nouvel an, voilà un conseil paternel précieux pour guider nos lectures de 2023.