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L’évolution de la langue, révolution lente, silencieuse et permanente, en dit toujours beaucoup sur l’air du temps, c’est-à-dire sur notre idée du bonheur. Il en est ainsi du mot “province”, terme proche du latin qui faisait rêver autrefois, quand tous les Français avaient plus ou moins de la famille à la campagne et tuaient le cochon. La province était une des dénominations de la félicité. On s’y rendait par la Nationale 7. Jusqu’au règne de Georges Pompidou, un privilège était même accordé à ceux qui “habitent la province”: ils pouvaient appeler en PCV pour participer aux concours de France Inter. Les Parisiens et les banlieusards, non contents d’être privés de rillettes maison, devaient payer la communication.
Les non-Parisiens
Tout a basculé dans les années 1970. Sans prévenir, le mot province est devenu stigmatisant sous Valéry Giscard d’Estaing, au moment où le nombre des urbains a dépassé celui des campagnards et où les services vétérinaires ont commencé à compliquer la vie de ceux qui tuaient le cochon. L’exode rural battait son plein, il fallait le célébrer. Il a été décidé que ceux qui habitent la province deviendraient “ceux qui n’habitent pas la région parisienne”. Ceux qui avaient la chance d’habiter la province devinrent ainsi, sans coup férir, ceux qui avaient la malchance de ne pas habiter en région parisienne. On peut appeler cela : standardisation giscardienne.
Il faut préciser qu’à cette époque les administrations ont introduit dans la langue française le culte de la négation. Nous n’étions plus quelque chose : nous étions désormais non-quelque chose. Pendant que les provinciaux devenaient des non-Parisiens, les aveugles sont devenus des non-voyants, les mineurs étrangers isolés des mineurs non-accompagnés, les handicapés des personnes non-valides, les artisans des non-salariés non-agricoles et les salariés à temps partiel des salariés à temps non-complet. Par défaut, il convenait d’être conforme aux standards. Les minorités fourbissaient leurs armes, mais personne ne s’en rendait compte.
Une génération plus tard, ceux qui “n’habitaient pas la région parisienne” devinrent positivement ceux qui habitent “en région”.
L’affaire n’en est pas restée là. Une génération plus tard, ceux qui “n’habitaient pas la région parisienne” devinrent positivement ceux qui habitent “en région”. Le “en région” eut un succès considérable, et même assez surprenant à une époque où les prépositions “en”, “à”, “dans” ou “vers” capitulèrent face à un omniprésent “sur” ; nous habitions en région, mais non plus à Limoges ou vers Bar-le-Duc ; nous étions “sur” Limoges ou “sur” Bar-le-Duc, “sur” la paroisse Saint-Michel, “sur” un quartier sympa. Le “sur” témoignait d’une recherche assez peu exigeante du bonheur terrestre : le souverain bien, dans ces années, résidait dans ce qui est “sympa”. On était “sur” quelque chose : pas question de s’enraciner quelque part. On vivait en région, mais on n’était plus d’une région.
Dixit Dominus Domino meo : sede ad dextris meis : “Siège à ma droite.” Pas “sur” ma droite ! Judicabit in nationibus : “Il fait régner la justice parmi les nations.” Pas “sur les territoires” !
Il aura fallu plus de vingt ans pour abolir le “en région” et le “sympa”. Ce fut fait quand l’expression “habiter dans les territoires” s’imposa. C’était au début des années 2000, peu après Jacques Chirac. L’administration se mit à utiliser le mot “territoire” pour désigner tout ce qui se passe hors de Paris. Ceux qui “habitaient la province” sous Georges Pompidou, devenus “ceux qui n’habitent pas la région parisienne” sous Valéry Giscard d’Estaing, puis “ceux qui habitent en région” sous François Mitterrand devenaient enfin “ceux qui vivent dans les territoires”. Ce glissement sémantique faisait songer au Proche-Orient, et il est vrai que, année après année, la France se fractionnait dans la violence, le multiculturalisme et la confusion. Les élites parisiennes, un moment inquiètes à la fin des années quatre-vingt-dix, avait consolidé leur pouvoir : le peuple était devenu un ramassis d’affreux populistes, et nos dirigeants se mettaient à parler des “territoires” comme on parle de territoires occupés ou de colonies, des lieux où l’on va en mission ou en vacances, mais où l’on en saurait vivre comme il faut. Le mot territoire trahissait le divorce entre le peuple et les élites.
Parmi les nations
Que faut-il conclure de tout cela ? Que cette manière de se payer de mots témoigne d’une recherche tellement maladroite du bonheur qu’elle nous attendrit, même quand elle nous agace. On en vient, mais sans amertume, à s’accrocher au latin qui, lui, n’évolue pas. La mort n’a pas tué les langues mortes : elle les a gardées au contraire dans leur inoxydable jeunesse. Et quand je suis seul, c’est en latin que je prie les psaumes, avec les mots que mes ancêtres employaient il y a mille ans. Dixit Dominus Domino meo : sede ad dextris meis : “Siège à ma droite.” Pas “sur” ma droite ! Judicabit in nationibus : “Il fait régner la justice parmi les nations.” Pas “sur les territoires” !