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En cette année 1095, les évêques français réunis à Clermont pour un concile ne se sentent pas très à l’aise… C’est qu’aux diverses affaires concernant le gouvernement courant de l’Église s’en ajoute une nettement plus embarrassante : notifier au roi Philippe Ier sa sentence d’excommunication. Philippe, quatrième souverain capétien, a beau ne régner que sur une fraction du territoire national correspondant à l’actuelle Île-de-France, il n’en est pas moins investi de la sacralité royale qu’il tente de restaurer, après la longue agonie du pouvoir carolingien. Le peu d’autorité dont il dispose, il le défend âprement, en attendant de l’augmenter.
Le problème est que la papauté, pareillement occupée à restaurer sa puissance, se montre désormais peu accommodante avec les empiètements du politique sur ses prérogatives. Grégoire VII, pape réformateur, n’a pas apprécié que Philippe nomme à sa place les archevêques du royaume et son successeur, Urbain II, quoique Français, l’apprécie encore moins. Venu en France prêcher la croisade, il entend remettre de l’ordre. Il tient un prétexte en or : en 1091, Philippe a répudié sa femme, Berthe de Hollande, pour épouser la très belle Bertrade de Montfort, dont il est tombé amoureux fou, l’enlevant à Foulques d’Anjou, son mari. D’ordinaire, l’épiscopat local trouve une raison de casser la première union et bénir la seconde, pratique contre laquelle Urbain s’insurge, exigeant que la comtesse d’Anjou rejoigne le foyer conjugal et que Philippe rappelle Berthe. Voilà pourquoi les évêques ont dû, le roi et sa compagne refusant d’obéir, les excommunier, ce dont ils se seraient bien passés.
Reste à aller le leur dire. Avec une touchante unanimité, les prélats ont quitté précipitamment Clermont pour n’avoir pas à s’en charger. Pour se charger de cette déplaisante besogne ne demeurent que l’évêque Bernard d’Abbeville et l’une des plus grandes figures ecclésiastiques de l’époque, le missionnaire apostolique Robert d’Arbrissel qui osera dire son fait au couple doublement adultère. Sans résultat d’ailleurs puisqu’il faudra réitérer trois fois cette condamnation et que seule la mort de Philippe, en 1108, mettra un terme au scandale. Le peu de succès de la mission ne retire rien à la sainte hardiesse de Robert, conscient, alors qu’il en a déjà eu plus que sa part, des ennuis qu’il va s’attirer, ce dont il se moque, soucieux seulement d’accomplir son devoir. Les campagnes de calomnies qui vont désormais s’acharner sur lui expliquent l’oubli relatif l’entourant, malgré l’importance de son œuvre et la célébrité qui a été la sienne.
L’un des plus grands intellectuels européens
Robert est né vers 1046 à dix lieues de Rennes, au village d’Arbresec, ou Arbrissel, dont ce fils de paysans prend le nom. Remarqué pour son intelligence et sa piété, confié à l’Église après que ses parents aient décidé d’entrer en religion, Robert est envoyé poursuivre ses études universitaires à Paris. Il y reçoit les ordres sacrés, devient professeur et s’impose comme l’un des grands intellectuels européens. Il pourrait poursuivre dans cette voie tranquille et respectable si, en 1085, le nouvel évêque de Rennes, Sylvestre de La Guerche, passé un peu vite de hautes fonctions politiques à l’épiscopat, se rendant compte des lacunes de sa formation théologique et canonique, ne lui demandait de regagner son diocèse pour le seconder dans sa tâche. Obéissant, Robert rentre en Bretagne avec le titre d’archiprêtre. En réalité, Sylvestre lui abandonne l’administration des affaires ecclésiastiques, rude tâche alors que l’Église est en crise, et trop souvent scandaleuse. Robert, dans la droite ligne de Grégoire VII, s’attelle à ce travail de réforme, s’attaquant à la simonie, le trafic des sacrements et des choses sacrées, plaie de l’époque, et aux mauvaises mœurs d’un clergé peu adepte de la chasteté. Il entreprend aussi d’écarter les laïcs de la gestion des biens d’Église dont ils se sont souvent emparés sans droit, puis incite à la réconciliation les familles divisées et les lignages nobles prompts à s’entretuer.
L’ermite attire les foules
Inutile de dire qu’il se fait nombre d’ennemis qui attendent l’occasion de s’en débarrasser… Elle vient en 1089, avec la mort de Sylvestre de La Guerche. Alors que l’archiprêtre devrait lui succéder, une cabale se déchaîne contre lui, si violente qu’il doit quitter le diocèse et se réfugier à Angers. Sa réputation de vertu et de science le précédant, on lui offre une chaire de théologie. Au bout de quelques temps, Robert éprouve un profond dégoût de cette existence, et la certitude que Dieu l’attend ailleurs. Il démissionne, va se cacher dans la forêt de Craon, devient ermite. Vêtu d’une mauvaise tunique, se nourrissant de racines, se privant de sommeil, il s’impose les pires privations pour racheter ses fautes, et celles des autres. Loin de lui apporter la paix, cette existence devient une formidable lutte contre les forces du mal, accompagnée d’une nuit de l’âme mais Robert est assez avancé dans les affaires spirituelles pour ne pas se décourager. Peu à peu, il traverse cette crise et avance dans cette pénible voie de sainteté.
Robert veut que son abbaye, qui vit exclusivement d’aumônes, soit “la plus pauvre et la plus sainte”. Il y réussit assez bien.
L’on commence, dans les environs, à parler de l’ermite et des gens viennent le voir, qui s’en retournent édifiés, éclairés, meilleurs. Ce sont bientôt des foules qui se pressent dans une solitude qui n’en est plus une. Certains reconnaissent maître d’Arbrissel et, désireux de se mettre à son école, quelques ecclésiastiques le rejoignent. Bientôt si nombreux que Robert doit songer à fonder une communauté monastique. Ainsi naît l’abbaye de La Roë, aujourd’hui en Mayenne, qui prend, selon les conseils de Grégoire VII, la règle de saint Augustin, celle des chanoines réguliers. Robert veut que son abbaye, qui vit exclusivement d’aumônes, soit “la plus pauvre et la plus sainte”. Il y réussit assez bien.
Un refuge pour les “pauvres du Christ”
Mais Dieu ne veut pas plus le voir installé à La Roë qu’Il ne le voulait à Paris ou à Rennes. Venu prêcher la croisade, Urbain II appelle Robert près de lui, lui confère le titre de missionnaire apostolique qui permet de prêcher partout avec la protection de Rome et l’envoie parcourir la France, non seulement pour appeler à la délivrance du tombeau du Christ mais aussi pour amener les âmes à une croisade intérieure de conversion et de pénitence. Robert démissionne de sa charge abbatiale et part sur les routes, porteur de l’évangile, promettant le salut à tous les pécheurs repentants, annonçant la miséricorde divine plutôt que les châtiments.
Ce message transporte les foules. Des milliers de gens, de toutes origines sociales, vieillards, hommes, femmes, enfants, riches et pauvres, malades ou en bonne santé, l’écoutent et, bouleversés, se mettent à le suivre, dans un grand mouvement de foi, comme jadis les foules suivaient Jésus. Ils sont des centaines, puis des milliers et cette cohorte affamée de la parole divine devient difficile à gérer. Il faut les nourrir, leur trouver des endroits où dormir, et surtout, éviter les scandales dus à la promiscuité entre hommes et femmes. Esprit pratique, Robert comprend que, tout en poursuivant son œuvre missionnaire, qui lui fait parcourir Anjou, Bretagne, Normandie, Poitou, Touraine, Berry, Auvergne, Aquitaine, Limousin, Périgord, Gascogne, il doit impérativement installer sa tribu errante, celle des “pauvres de Jésus Christ” ainsi qu’il la nomme. Ce refuge, ce sera Fontevraud, en Anjou, qui deviendra l’une des plus prestigieuses abbayes françaises.
Sous l’autorité des femmes
Lorsqu’il jette les bases de cette fondation, vers 1095, Robert a une idée révolutionnaire, qui lui vaudra de nouveaux ennuis. Pénétré d’amour pour Notre-Dame, fervent admirateur de Jean l’évangéliste, il souhaite les donner comme exemples à ceux qui le suivent. La spiritualité de Fontevraud reposera sur la parole du Christ en croix : “Femme, voici ton fils ; fils, voici ta mère.” Or Robert considère que lorsque Jean “prend Marie chez lui”, il accepte de se placer sous la direction de cette mère bien-aimée, non de lui imposer son autorité. Pour vivre cette spiritualité mariale et johannique, il convient donc que, contrairement aux usages, la branche masculine soit placée sous la direction de la branche féminine, non le contraire. Pareil manquement aux habitudes ne sera pas facile à imposer.
L’abbaye de Fontevraud restera jusqu’à la Révolution un lieu de prédilection pour les reines veuves, les princesses désireuses de se vouer à Dieu, et un pensionnat pour les fillettes de la famille royale.
Pour l’heure, il s’agit de bâtir. Robert s’y emploie. Vont s’élever côte à côte “le grand Moustier”, structure classique destinée à accueillir vierges et veuves, Saint-Lazare, projet innovant puisque destiné à recevoir les vocations dont d’autres ne voudraient pas, des personnes fragiles, malades, handicapées, et même lépreuses, Sainte-Madeleine, destinées aux femmes de “mauvaise vie” désireuses de faire pénitence. En parallèle, seront édifiées sur le même modèle trois structures identiques pour les hommes. À la tête du grand Moustier, Robert installe Hersende de Champagne, veuve du sire de Monsoreau, assistée de Pétronille de Craon, veuve du sire de Chemillé. Puis il demande aux officiers des fondations masculines de reconnaître l’autorité sur eux de l’abbesse et de la prieure, et de celles qui leur succéderont.
Fontevraud prend son envol
Dès lors, Fontevraud peut prendre son envol. Dans quelques années, elle accueillera même Bertrade d’Anjou qui, après la mort du roi Philippe, demandera à s’y retirer, avant de fonder en région parisienne, l’abbaye fille de Haute-Bruyère. L’abbaye restera jusqu’à la Révolution un lieu de prédilection pour les reines veuves, les princesses désireuses de se vouer à Dieu, et un pensionnat pour les fillettes de la famille royale.
Assuré de la solidité de sa fondation, Robert reprend sa mission de prédicateur, exposé à bien des déboires, aux calomnies de ceux dont il dénonce les vices et les forfaits, aux violences de brigands qui, saisis de panique en découvrant qu’ils ont frappé un saint homme, iront rejoindre la communauté… C’est en installant une nouvelle maison dans le Berry que Robert, épuisé, tombe malade. Il s’éteint à Orsan le vendredi 25 février 1116 ou 1117, sur le coup de trois heures de l’après-midi, uni jusqu’au bout au mystère de la croix, en réclamant que ses fils gardent l’obéissance envers leur mère l’abbesse. Il sera enterré à Fontevraud.