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Quand j’étais en Belgique, j’ai eu la grâce de travailler mon mémoire sur saint Augustin avec un vieux jésuite, très savant, qui avait cette sagesse des anciens, de ceux qui ont beaucoup vécu, beaucoup aimé, beaucoup souffert et qui ont affronté assez de tempêtes pour avoir le cœur large et le cuir épais. Le père Daniel. Il est mort maintenant, comme un serviteur caché aux yeux des hommes, mais connu et aimé de Dieu. Ainsi meurt le grain de blé tombé en terre qui porte beaucoup de fruits. Ainsi sont les pierres de fondations qui soutiennent toute l’Église mais qu’on ne remarque jamais, trop occupés que nous sommes à contempler les petits coqs qui se pavanent au sommet des clochers et qui se tournent et se retournent selon les vents dominants, obsédés de questions accessoires où se reflètent davantage leurs propres fêlures narcissiques que le souci de servir la communion de l’Église. L’unité catholique demeure par la grâce de ces “serviteurs inutiles” (Lc 17, 10), inutiles car au-delà de l’utilitaire, au-delà de ce qui se mesure, se quantifie et se pèse, et qui tiennent leur poste sans faire d’histoires, comme des sentinelles fidèles de l’espérance qui ne déçoit pas.
Ce matin du 10 mai 1940
Je lui avais demandé un jour, avec quelques étudiants, de nous raconter sa vocation. Alors il était rentré en lui-même, comme s’il revoyait l’enfant qu’il avait été au fond de sa salle de classe, avec une religieuse un peu austère qui lui avait appris à lire, à écrire, à compter, à prier aussi… à prier comme on respire car Dieu faisait partie du quotidien, comme le pain de chaque jour sur la table familière. Il nous avait raconté son enfance, ses parents qui tenaient un petit restaurant dans un village bien pauvre de Wallonie, et ce matin du 10 mai 1940 où l’armée allemande avait envahi la Belgique pour l’occuper entièrement en dix-huit jours. Il nous avait raconté qu’un officier de la Wehrmacht était rentré dans leur salle de classe, s’était moqué de la foi chrétienne, avait arraché le crucifix au-dessus du tableau noir couvert de craie et l’avait jeté dans la poubelle en disant : “Voici ce que j’en fais, de votre Dieu !” Et à ce moment précis, il avait su intérieurement, dans son cœur d’enfant, qu’il serait prêtre un jour, qu’il “offrirait le sacrifice d’action de grâce, qu’il élèverait la coupe du Salut” (Ps 115). Non pour sauver l’honneur de Dieu, car Dieu n’a pas besoin qu’on sauve son honneur — nous aurions beau “lui montrer le poing, lui cracher au visage, le fouetter de verges et finalement le clouer sur une croix, écrit Bernanos, cela est déjà fait” — mais pour témoigner par toute sa vie de l’amour de Jésus victorieux du Mal.
Dans le cœur des enfants
Ainsi Dieu agit dans le secret. Quand tout semble perdu, il se réfugie dans le cœur des enfants et des saints, il trouve sa joie en ceux qui le reçoivent. Car le propre de l’amour divin est de s’abaisser, de se faire vulnérable, de s’offrir au rejet ou à l’accueil de notre liberté. “Voici que je me tiens à la porte et je frappe, dit le Seigneur au livre de l’Apocalypse. Si tu entends ma voix, tu ouvriras la porte, j’entrerai et je prendrai mon repas avec toi” (Ap 3, 20). Etty Hillesum, une jeune femme juive déportée qui a rencontré en camp, dans l’enfer qu’elle vivait, le Dieu de la paix, écrit des mots très justes sur la vulnérabilité de l’amour :
Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi […] car c’est à nous de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous.
Ainsi le Christ livre sa vie dans nos mains et sur nos lèvres, dans une petite hostie de pain, offerte à notre adoration ou à notre indifférence. Car le mystère eucharistique n’est rien aux yeux du monde, comme n’est rien un homme impuissant et crucifié, et pourtant “ce qui n’est rien, dit l’apôtre, ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour couvrir de confusion les sages” (1 Co 1, 28).
“Regardez l’humilité de Dieu”, écrit saint François d’Assise aux prêtres de son ordre, “et faites-lui l’hommage de vos cœurs.” L’amour ne force personne. L’amour espère tout. L’amour endure tout. Il prend toujours la place du serviteur. Il se fait humble. Ainsi Jésus se lève de table, enlève son vêtement et se met à laver les pieds de ses disciples, comme pour disposer les cœurs à le recevoir dans la joie d’un cœur purifié et pardonné. À recevoir son Corps en leur corps, comme une promesse de vie, et en son Corps à devenir un seul Corps.
Pour que tous soient un
Nous ne sommes pas dans l’Église parce que nous nous ressemblons, ni pour des raisons de convenance sociale, ni parce que nous partageons la même sensibilité, mais parce que nous communions à un même Corps que les prêtres font descendre dans leurs mains fragiles, dans leurs pauvres mains. Belle et sainte fête à tous les prêtres du monde en ce jour où le Christ institua le sacrement de l’ordre ! Nous sommes prêtres avec nos richesses, avec nos pauvretés. Nous sommes responsables du troupeau qui n’appartient qu’à Dieu, mais vous aussi, fidèles, vous êtes responsables de vos prêtres qui ont donné leur vie pour vous. Nous partageons un même Pain que nous faisons descendre pour vous le donner, pour que tous soient un. “Dans le mystère eucharistique, chacun devient pour ainsi dire”, disait le pape Benoît XVI, “os de mes os et chair de ma chair”.
Il ne savait pas tout cela, le père Daniel, quand il était petit garçon. Mais il avait compris que l’amour du Christ était infiniment plus large que la violence du monde. Alors il avait su et promis qu’il deviendrait prêtre quand il serait grand et ce jour-là, le Seigneur tira des abîmes du Mal un bien infiniment plus vaste. Personne n’en sut rien, en dehors des anges qui veillent en silence, mais les anges voient plus loin que le regard des hommes. Ils devaient se réjouir en disant d’un seul cœur : “Je te bénis, Père, Seigneur du Ciel et de la terre, car ce que caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux touts petits” (Mt 11, 25).