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“Qu’est-ce que la Vérité ?” Cette question que Pilate pose au Christ pourrait résumer à elle seule et l’authentique recherche, par beaucoup d’âmes sincères, de la lumière divine, et l’incapacité, pour les philosophies païennes, d’y apporter une réponse vraie. Cette quête, dans les années 130, hante un étudiant palestinien nommé Justin. Il n’aura de cesse de trouver la réponse à ses interrogations et, quand il l’aura trouvée, il ne cessera plus de vouloir la communiquer à tous ceux qui l’entourent. Jusqu’au martyre.
Ils ne lui apprenaient rien sur Dieu
Né à Naplouse, l’ancienne Sichem de Samarie vers 103, Justin descend de l’une de ces familles païennes qui se sont installées dans la région après l’écrasement des révoltes juives contre Rome. D’origine grecque, il est très jeune passionné de philosophie mais pas n’importe laquelle : celle qui lui révélera, avec les secrets de la Création, l’identité du Créateur. Encore faut-il trouver le maître susceptible de lui apprendre cette science des sciences et lui en transmettre les certitudes, besogne d’autant plus ardue que les philosophes se conçoivent plus volontiers comme des poseurs de questions que comme des dispensateurs de réponses, une démarche qui ne saurait satisfaire le jeune homme.
Il s’inscrit d’abord aux cours d’un stoïcien, doctrine dont la morale exigeante est souvent tenue pour la plus proche de la pensée chrétienne mais l’expérience est décevante :
Ayant passé bien du temps en sa compagnie mais constatant qu’il ne m’apprenait rien sur Dieu car lui-même n’en savait rien et prétendait cette connaissance inutile, je le quittai et allai voir un péripatéticien qui se tenait pour un esprit supérieur. Au bout de quelques jours, il me demanda combien je comptais débourser en échange de son enseignement. Je le quittai aussitôt, ne pouvant croire qu’un esprit aussi bassement intéressé puisse se prétendre philosophe…
C’est l’usage, compréhensible au demeurant, car il faut bien que ces professeurs vivent, philosophes ou pas, que les étudiants paient d’avance le cursus. Justin n’en a sans doute pas les moyens mais il ne se décourage pas pour autant. On lui recommande un pythagoricien, disciple d’une autre école philosophique qui, là encore par certains côtés, pourrait conduire au christianisme mais, face à l’étudiant potentiel, soupçonné de n’avoir pas un sou, le maître oppose la longueur et la difficulté des études à venir, impliquant de connaître la musique, l’astronomie, la géométrie, sciences sans lesquelles l’on ne saurait prétendre approcher du divin. Découragé, Justin se rend chez un platonicien qui lui promet, ne doutant de rien, de lui révéler Dieu et même de le lui montrer ! Séduit, le jeune homme s’attache à ce maître, au demeurant brillant et dont l’enseignement ne lui sera pas inutile mais, au bout de quelques mois, la révélation promise n’est pas au rendez-vous et Justin commence à désespérer.
Il enseigne gratuitement
Un jour qu’il se promène seul sur la plage, un homme âgé qu’il n’a jamais vu l’aborde et lui dit, bien qu’il ne le connaisse pas, qu’il fait fausse route. Pour grands qu’aient été Platon ou Pythagore, que le garçon admire, ils n’ont jamais trouvé Dieu et ne peuvent donc le révéler à leurs disciples. L’unique voie pour le connaître et le rejoindre est de se faire chrétien car Jésus seul est la Voie, la Vérité, la Vie. Ayant dit cela, le vieil homme disparaît comme il est venu et toutes les recherches de Justin ne lui permettront point de le retrouver, de sorte qu’il finira par penser, à juste raison peut-être, avoir parlé à son ange gardien. Et Justin, en effet, se rapproche des chrétiens, se plonge dans l’étude des Écritures, s’en pénètre, demande et obtient le baptême avant d’être probablement ordonné prêtre ou au moins diacre, vers 137.
Sa conversion ne l’a pas écarté de la philosophie ; il l’a simplement remise à sa vraie place de “servante de la théologie”, puisque son rôle est de conduire à Dieu, non de prétendre substituer sa sagesse à la Sienne. Étudiant, Justin s’est scandalisé que l’on veuille être payé pour enseigner la vérité. Fidèle à ses convictions, il enseignera gratuitement à tous ceux qui voudront prendre la peine de l’écouter. Il le dit, sans crainte d’une société et d’un pouvoir de plus en plus hostiles à la doctrine chrétienne et qui n’hésitent pas à envoyer au bourreau ceux qui la prêchent : “Notre devoir est de faire connaître à chacun notre doctrine, afin que les fautes de ceux qui pèchent par ignorance ne nous soient pas imputées et que nous ne soyons pas condamnés à cause d’elles.” “Je n’ai en vue que d’enseigner la Vérité. Je la dirai sans crainte, dussè-je être massacré et mis en pièces dans l’instant à cause d’elle.”
Pas l’ombre du plus petit doute !
Il ne manquera jamais à cet engagement, osant, alors que la loi interdit de prêcher le christianisme, affronter sur la place publique des philosophes païens dont il réduit à néant les discours creux et vains. L’un d’entre eux, nommé Crescens, ridiculisé par les discours et les écrits de Justin, faute d’arguments philosophiques à lui opposer, décide de se débarrasser de lui une fois pour toutes, en le dénonçant au préfet de Rome. Arrêté avec ses convertis, hommes et femmes, en avril 163, Justin utilise cette ultime tribune pour exposer, au cours de son interrogatoire, une dernière fois cette vérité qui est au cœur de son existence :
J’ai successivement étudié toutes les sciences puis me suis finalement attaché à la doctrine chrétienne bien qu’elle déplaise à ceux qui sont enchaînés dans l’erreur…
Le magistrat verra dans cette déclaration une attaque sournoise contre l’empereur Marc Aurèle, philosophe incontestable, stoïcien, désespérément incapable d’atteindre une vérité qu’il a renoncé à chercher, la jugeant au-delà des possibilités humaines et très remonté contre ces chrétiens qui s’imaginent capables de la trouver et affichent leurs certitudes quand lui se noie dans le doute et l’angoisse. Cela suffira à expédier Justin, docteur “en fausse science” à la mort avec ses élèves, Chariton et Charité, Evelpistus, Hiérax, Péon, Liberianus. Avant de les condamner, confondu devant ce qu’il prend pour une insondable sottise, le préfet demande une dernière fois : “Tu penses donc monter au Ciel y recevoir une récompense éternelle ?” et Justin de répondre, magnifique : “Non, je ne le pense pas, je le sais ! J’en suis même tellement certain que je te garantis n’éprouver pas l’ombre du plus petit doute à ce sujet !” C’est toute la différence, insondable, entre la foi et la philosophie. À l’annonce de leur condamnation, Justin et ses amis s’écrieront en chœur : “Deo gratias !”