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Il n’existe point d’homme, bon ou méchant, qui ne recherche le bonheur, par des moyens très divers. Telle est la constatation ordinaire que releva saint Augustin lorsqu’en 413 ou en 414, il prêcha aux chrétiens de Carthage sur la source du bonheur. Dans l’ordre matériel de la Création, le Malin se démène et il se débrouille bien puisqu’il gagne plus souvent qu’à son tour, faisant même croire que Dieu est plus faible que lui. Cela complique considérablement la recherche du bonheur, car nous nous retrouvons en présence d’une multitude de moyens et il nous faut discerner soigneusement ce qui est pour notre croissance ou bien ce qui est pour notre perte.
Heureusement, “quand le diable fait chauffer la marmite, il oublie toujours le couvercle”, comme le souligne le poète argentin Leonardo Castellani. Malgré l’impression de vainqueur qu’il donne, il est vraiment vaincu et Dieu a caché dans sa manche l’atout qui renverse tout, à savoir la Résurrection. La source du bonheur coule ensuite vers cette bonne carte, comme son couronnement, le moment où nous nous jetterons dans la mer d’éternité. Encore faut-il la trouver cette source. Le saint évêque d’Hippone a raison de secouer les Carthaginois de son époque car bien des confusions règnent dans les esprits chrétiens à ce sujet.
Un désir universel
Pour faire passer son message, saint Augustin commente l’épisode, malheureux, de la prédication de saint Paul aux Athéniens qui tournèrent en dérision l’Apôtre, le traitant de “semeur de paroles”, ceci rapporté dans les Actes des Apôtres (27, 18-34). Il est précisé que quelques philosophes épicuriens et stoïciens discoururent avec saint Paul pour lui apporter la contradiction, dans des sens opposés puisque leurs doctrines l’étaient aussi. Les philosophes, plus encore que les autres hommes de l’Antiquité, cherchaient la recette du bonheur. Saint Augustin précise à ses auditeurs attentifs : “Ce que tous [les philosophes] ambitionnaient dans leurs études, dans leurs recherches, dans leurs disputes et dans leur genre de vie, c’était de parvenir à la vie bienheureuse.” Ce désir est universel.
Le chrétien croit que tout être est composé d’une âme et d’un corps, et que l’homme bénéficie d’une âme raisonnable tandis que sa chair est mortelle.
Si le caractère est commun à tous les hommes, si l’aspiration est unique dans le temps et dans l’espace, en revanche, les méthodes pour y parvenir sont diverses, tout comme le contenu qu’on lui donne. Le voleur, qui commet le mal, aspire aussi au bonheur par sa vie de rapine, puisqu’il se considérerait malheureux sans obtenir ce que son crime lui procure. Saint Augustin souligne que le méchant prétend arriver au bien, à savoir la récompense du bonheur, par l’instrument du mal. Or le devoir et la récompense sont de même nature : être bon selon le commandement de Dieu, puis être heureux selon la rétribution par Dieu.
Le piège du volontarisme
À juste titre, saint Augustin relève le fait que saint Paul ne fut abordé que par les épicuriens et les stoïciens, alors que bien d’autres écoles prospéraient aussi à Athènes. Il rappelle que le chrétien croit que tout être est composé d’une âme et d’un corps, et que l’homme bénéficie d’une âme raisonnable tandis que sa chair est mortelle. Il se trouve que les épicuriens mettent la source du bonheur dans le plaisir des sens et que les stoïciens se tournent vers la vertu de l’âme. Ces deux doctrines considèrent que le bonheur dépend de l’homme, soit de son âme, soit de son corps. Elles ne vont pas au-delà car “chercher davantage, ce serait chercher en dehors de l’homme”. Voilà justement la caractéristique chrétienne : elle croit que la cause de la félicité n’est pas établie par l’homme, qu’elle ne se situe ni dans les sens, ni dans la vertu forgée par l’être lui-même. Le piège de l’épicurisme ou du stoïcisme peut se refermer également sur des chrétiens qui dérivent, ceux qui feront de leur ventre un dieu, ou bien ceux qui avanceront avec volontarisme en étant convaincus qu’ils doivent tout à leurs efforts humains.
Le chrétien ne méprise pas le corps et ses besoins vitaux, mais il apprend à les modérer, à les remettre à leur juste place qui n’est point au centre. De même, il ne cultive pas l’orgueil de prétendre que son âme peut être forgée par sa simple volonté et par ses vertus héroïques. Le principe de la béatitude ne se trouve ni dans la matière, ni dans une force personnelle. Trop souvent nous nous trompons de direction en regardant nos propres vertus comme la source de notre bonheur. Saint Augustin déclare aux fidèles qui l’écoutent : “Le Christ est la fontaine qui jaillit, et si tu as soif, bois-y la vertu ; enrichis-toi à cette fontaine et de ton cœur pourront jaillir des actions de grâces ; tu ne t’attribueras plus ce que tu auras puisé en elle.” Adopter l’attitude stoïcienne est à l’inverse de celui qui reconnaît Dieu comme sa vertu.
La voie de la béatitude
Le saint évêque poursuit en soulignant que l’homme qui se laisse instruire par Dieu est sur la voie du bonheur véritable :
En lui est la patrie de la béatitude, à laquelle tous aspirent et que tous ne cherchent pas où il faut. Pour nous, afin d’y parvenir, ne nous formons pas en quelque sorte un chemin d’après nos idées, n’essayons pas de nous dresser des sentiers trompeurs : car le chemin véritable descend de là jusqu’à nous.
L’homme heureux ne peut pas se contenter d’accroître en lui les désirs et les plaisirs matériels, puisque tout passe et qu’il ne peut éviter la mort. Il découvre que la source de sa béatitude est localisée dans la vie éternelle, sinon ce serait vivre d’illusion. Saint Augustin dit justement que “tel est l’invincible empire de la vérité, que l’homme encore aime mieux pleurer avec sa raison, que de rire avec la folie”. La seule vie véritable est la vie bienheureuse, même si la vie des impies sera aussi éternelle, mais sans le partage de cette béatitude qui est, comme le rappellera plus tard saint Thomas d’Aquin, la jouissance de la source du bonheur qu’est Dieu. Toute autre forme de connaissance et de possession ne pourrait que nous laisser sur notre faim.
Seule la contemplation parfaite de Dieu pourra nous combler. Ce sera la pleine réalisation de ce que nous commençons à goûter ici-bas lorsque nos désirs s’appliquent à ce qui est la source du bonheur. Saint Augustin nous encourage à emprunter l’unique voie conduisant à cette béatitude :
Eh bien ! voilà ce que tous veulent, ce que nous voulons tous, la vérité et la vie. Mais par où parvenir à ce vaste domaine, à cette félicité immense ? Les philosophes se sont ouvert des sentiers trompeurs ; les uns disant : C’est par ici, et les autres : Non, mais de ce côté. Hélas ! ils n’ont pas connu la voie, parce que Dieu résiste aux superbes. Nous ne la connaîtrions pas non plus, si elle n’était descendue jusqu’à nous.
Les traces de la vie éternelle
Lorsque viennent, avec l’été, des jours plus doux, un temps parfois de repos, des plaisirs simples et heureux, il est bon de remonter le courant de toutes ces choses qui réconfortent le cœur et le plongent dans la joie, afin de découvrir la source et de ne pas se contenter de consolations sensibles. Les traces furtives qui annoncent la vie éternelle dès cette existence ne pourront alors que se multiplier. Voilà pourquoi les saints vivent déjà de béatitude, pendant que nous demeurons à la traîne. Le bonheur ne s’obtient pas par la consommation, la revendication, mais en tendant chaque jour son intelligence, sa volonté et son âme vers les biens qui viennent de Dieu, source unique du bonheur auquel nous aspirons.