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La disparition de Jane Birkin ne laisse sans doute pas indifférents ceux qui, dans les années 1960, traversaient la Manche pour des vacances linguistiques et découvraient “les petites Anglaises”. Avec sa mince silhouette, ses traits fins, son éclatant sourire toutes dents dehors et sa petite voix, l’actrice-chanteuse était comme leur prototype iconique. Ses obsèques ont été célébrées en l’église Saint-Roch de Paris, à la paroisse des artistes. C’est un peu inattendu, car la religion ne semble guère avoir trouvé de place dans sa vie et elle aurait même déclaré n’avoir “jamais eu la foi”, bien que pieusement éduquée dans un pensionnat anglican. Mais ce service funèbre, si peu explicitement chrétien qu’il ait été, peut alimenter quelques réflexions.
La “pastorale des funérailles”
La première remarque à faire est que, lorsqu’il s’agit de marquer un événement aussi important qu’un décès, même dans notre société de plus en plus sécularisée, on n’a encore rien inventé de mieux qu’une cérémonie dans un sanctuaire, conduite si possible par un “ministre du culte”. Les enterrements “civils” sont certes de plus en plus fréquents et des efforts sont assurément faits pour leur donner de la dignité à travers des signes exprimant d’authentiques émotions. Mais la créativité en ce domaine s’essouffle vite lorsqu’est exclue toute allusion à un au-delà de la mort qui ne soit pas indéfinissable et pratiquement vide.
On notera au passage que cette insuffisance dans la culture contemporaine incite à ne pas négliger la “pastorale des funérailles”. C’est en effet, plus sûrement encore que le mariage devenu facultatif ou qu’une naissance après laquelle le baptême n’est désormais vraiment plus tenu pour urgent, un des moments où ressurgit invinciblement le besoin d’un prêtre, ou du moins de rites, accomplis de préférence par un officiant qui ne soit ni un amateur ni un fonctionnaire ou un mercenaire. Et ce besoin, que l’on peut dire gratuit ou d’ordre spirituel, est d’autant moins exigeant — mais non moins profond et pressant pour autant — qu’il ne requiert, de la part des proches du défunt, qu’un engagement ponctuel et minimal.
Un conformisme inversé
La question est dès lors de savoir jusqu’à quel point il importe d’une part que la personne qu’on “accompagne à sa dernière demeure” (ou dont on réduit la dépouille en cendres) soit classée croyante ou non, et d’autre part que ceux qui sont présents aient eux-mêmes des convictions religieuses. Par le passé, nos ancêtres dans leur grande majorité, quelques doutes qu’ils aient pu nourrir ou refouler, optaient, quand ils étaient face au gouffre insondable de la mort pour ce que leur offrait l’Église plutôt que pour rien, c’est-à-dire la dissolution dans le néant. Le conformisme s’est maintenant inversé.
La foi, qui faisait jadis partie de la culture commune comme donné partagé par tous, est aujourd’hui une particularité qu’on “a” ou pas.
La différence est qu’il y a maintenant ceux qui “ont” la foi et ceux qui ne l’« ont” pas. Les premiers savent en principe à peu près ce qu’ils “ont”, et même qu’ils n’en maîtrisent pas tout, tandis que les seconds estiment en savoir déjà bien assez et n’envisagent pas d’aller y chercher du décisif. C’est ainsi que la foi, qui faisait jadis partie de la culture commune comme donné partagé par tous, est aujourd’hui une particularité qu’on “a” ou pas.
Jadis et aujourd’hui
La situation présente est-elle plus inquiétante que celle d’antan ? On est tenté de le penser. Dans la mesure où moins de gens croient, l’information est moins répandue, plus contestée, et il y a forcément moins de chances qu’elle soit transmise. Mais Dieu seul sait la sincérité et la profondeur des adhésions routinières du passé, davantage portées par le milieu que résultant de choix intimes et de résilience dans les épreuves. Et qui osera condamner ceux qui n’auront eu aucune occasion de s’intéresser au christianisme ou en sont empêchés par leurs appartenances ? Sans parler de ceux qui, jusqu’à la fin de leur vie, persistent à douter même de l’incroyance (qui n’est après tout qu’une croyance parmi d’autres) et n’excluent donc pas irréversiblement d’être attendus au “ciel” dont l’inexistence n’est pas prouvable.
Mais peut-on “avoir” la foi de même qu’on “a” le menton en galoche (caractéristique personnelle innée) ou la grippe (affection accidentellement contractée) ? On peut alors s’interroger sur cette expression, finalement assez récente et étrange, voire trompeuse. Elle apparaît en effet à partir du moment où ce qui est ainsi “eu” n’est plus inhérent à l’air qu’on respire ou à la terre sous ses pieds et où il s’agit en quelque sorte de l’attraper, de le prendre, de se l’approprier et — si ce n’est d’en jouir — du moins d’en profiter.
Servitude ou libération ?
Or si la foi n’est plus donnée avec la vie, on ne la possède pas comme un bien que l’on peut acquérir puis liquider s’il devient encombrant. On pourrait même se demander s’il ne conviendrait pas de retourner l’expression en disant que c’est la foi qui “a” ceux qui y croient. Car ceux-là sont bien conscients qu’ils n’en sont pas propriétaires et maîtres, qu’elle leur est bien plutôt donnée, qu’ils s’égareraient et croiraient en autre chose s’ils estimaient en avoir fait le tour et n’avoir plus rien à y découvrir, en recevoir et en partager sans garder tout cela pour eux, sous peine de le réduire à leur précaire dimension.
Si la foi “a” le croyant, celui-ci n’est pas du tout contraint de ce fait à une espèce de servitude, mais tout au contraire libéré.
Il faut cependant vite s’empresser de préciser que, si la foi “a” le croyant, celui-ci n’est pas du tout contraint de ce fait à une espèce de servitude, mais tout au contraire libéré. Bien entendu, cette liberté n’est ni souveraine ni infaillible. Elle est toutefois bien réelle, car elle permet de choisir et de résister — non pas arbitrairement, à l’aveuglette, mais après avoir écouté et senti l’horizon se déboucher aussi bien vers l’avant que latéralement et dans le rétroviseur, même si le regard n’arrive pas à tout embrasser d’un seul coup. Et ces perspectives recadrent et orientent différemment non seulement les intentions sur le plus long terme, mais encore les réactions aux stimuli du quotidien.
La foi qui « a » même ceux qui ne l’« ont » pas
Ceci dit, il importe encore de s’étonner que cette foi qui change celui qui la fait sienne soit appelée “la” foi, avec l’article défini, comme s’il n’y en avait qu’une et si c’était évident pour tout le monde. Or il existe quantité d’autres croyances (religieuses ou non). Cependant, elles supposent l’adhésion à des enseignements d’où découlent des observances plus ou moins strictes, donc une soumission — et ce n’est pas la foi inhérente au christianisme. Car celle-ci ne consiste pas à se montrer inconditionnellement docile, mais à saisir d’abord que Dieu entend être aimé et non pas obéi, et qu’il offre part à sa vie désintéressée ; et ensuite que répondre pleinement à son invitation serait au-dessus des forces humaines s’il ne restait pas toujours disponible pour une relation déjà directe avec lui à travers toutes sortes de médiations.
Aujourd’hui où cette foi — “la” foi pour autant qu’il n’y en a pas d’autre à proprement parler — n’est plus reçue à la naissance, sans doute faut-il décider de l’« avoir”. Mais ce n’est pas unilatéral, et en un sens elle “a” aussi bien ceux qui déclarent ne pas l’« avoir” que ceux qui l’« ont”, parce qu’elle éprouve les uns et les autres et qu’aucun n’aurait trouvé tout seul ce qu’il accueille ou non. C’est pourquoi on peut et on doit même, sans être plus contraignant que Dieu lui-même et à l’inverse pour lui demeurer fidèle, être et se montrer solidaire de tous ceux que “la” foi “a” puisqu’ils en parlent et que ceux qui l’« ont” ne la possèdent pas.