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Trois façons de guérir des raisins de la colère

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Khosro | Shutterstock

Luc de Bellescize - publié le 21/09/23

Le plus grave n’est pas le tempérament soupe au lait de ceux qui voient rouge, écrit le père Luc de Bellescize, mais la colère noire qui pourrit en dedans. Il donne trois remèdes pour se délivrer de la rancœur et de la haine, une fois reconnues les blessures que nous avons subies. Le premier d’entre eux ? Le grand pardon donné par le sang de Celui qui n’a pas voulu se venger.

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“Pourquoi sont-ils fâchés ? On ne sait plus très bien… Les vieux disent que le grand-oncle d’Ocatarinetabellatchitchix a épousé une fille du clan Talassotérapix dont était amoureux un cousin par alliance d’un aïeul de Figatellix… Mais d’autres assurent que c’est à cause d’un âne que l’arrière-grand-père de Figatellix avait refusé de payer au beau-frère d’un ami intime des Ocatarinetabellatchitchix sous prétexte qu’il était boiteux (l’âne, pas le beau-frère d’Ocatarinetabellatchitchix)… C’est très grave en tous cas.” 

Combien de haines ne s’achèvent jamais

Vous avez reconnu Astérix en Corse, qui évoque la cristallisation des vieilles haines entre clans, venues du fond des âges, qui finissent pourtant par se réconcilier autour d’un banquet final, où tout finit en chansons… Mais c’est dans les bandes dessinées, car dans la vraie vie combien de haines ne s’achèvent jamais, combien de froideurs finissent par entrer dans des glaciations que nul réchauffement ne parvient à faire fondre… Pensons à la fin du roman autobiographique d’Hervé Bazin, Vipère au poing, où l’auteur raconte la haine qu’il éprouve pour sa mère, une femme perverse et manipulatrice, qu’il finit par tuer symboliquement en écrasant la tête d’une vipère :

Cette vipère, ma vipère, dûment étranglée, mais surtout renaissante, je la brandis encore et je la brandirai toujours, quel que soit le nom qu’il te plaise de lui donner : haine, politique du pire, désespoir ou goût du malheur ! Cette vipère, ta vipère, je la brandis, je la secoue, je m’avance dans la vie avec ce trophée, effarouchant mon public, faisant le vide autour de moi. Merci ma mère ! Je suis celui qui marche, une vipère au poing.

La colère… péché capital. Les raisins de la colère sont rarement raisonnables. Ils agacent les dents des enfants, dit l’Écriture, comme un poison se transmet de génération en génération. 

“C’est d’abord la brusquerie du mouvement, écrit saint Thomas d’Aquin ; on appelle fiel une colère qui s’enflamme subitement. Ensuite la tristesse, qui entretient la colère, la rage qui tourne en manie, du verbe latin manere, demeurer. Enfin, la revanche se rattache à la fureur qui ne s’apaise qu’en punissant. C’est ainsi qu’Aristote appelle vifs ceux qui s’emportent soudain, amers ceux qui gardent longtemps leurs colères, implacables ceux que la vengeance seule apaise.”

Le plus grave n’est pas le tempérament soupe au lait de ceux qui voient rouge, mais la colère noire qui pourrit en dedans. Ceux qui retiennent la rancœur, ceux qui refusent de laisser une porte entrouverte à la possibilité du pardon, ceux qui n’oublient jamais. “Souviens-toi du vase de Soisson”, dit Clovis en fracassant le crâne du soldat d’un coup de francisque. Il était, il est vrai, au début de sa conversion… “J’ai toujours pardonné à ceux qui m’ont offensé, dit un bon bourgeois dessiné par Sempé. Mais j’ai la liste !” On garde “un chien de la chienne”, comme on dit. Voyez ces familles — la nôtre peut-être — où l’on ne se parle plus suite à un héritage, ces vieillards qui n’ont plus que quelques années à vivre mais qui s’engagent dans des procès sans fin plutôt que de préparer leur âme à la rencontre de Dieu. Pensez à ces brouilles sclérosées, à cette tumeur de la haine qui gangrène tout et prolonge ses ramifications dans la mémoire d’une jalousie enfouie ou d’une blessure d’enfance qui suinte toujours au profond de l’âme… 

La haine mimétique

Le grand danger de la haine, c’est qu’elle n’entraîne pas une énorme culpabilité. Pas plus que l’orgueil, qui est pourtant le capitaine des péchés capitaux… Il ne faut pas mesurer la gravité d’un péché à la culpabilité que nous en ressentons. Les péchés de chair nous paraissent souvent plus grave que les péchés d’esprit et nous courrons nous confesser — du moins pour ceux qui se confessent encore, ce qui est tout simplement une question de vie ou de mort — si nous avons eu un regard un peu trop appuyé sur une demi-fesse qui passait par là. Mais la colère implacable, le monstre glacé de la haine, nous laissent froids comme le marbre glacé des tombeaux blanchis, indifférents comme des morts allongés dans leur linceul blanc. Nous forgeons la chaîne de nos propres esclavages et nous fermons sur nous-mêmes la lourde porte de nos enfermements. Ainsi les damnés de Notre-Dame de Paris, sur la façade du jugement dernier, tiennent eux-mêmes la chaîne qui les entrave. 

“Rancune et colère, voilà des choses abominables où le pécheur est passé maître”, dit Ben Sirac le Sage (Si, 27). Qui mettra fin à la “rage des impies” dit le psaume ? Qui mettra fin à la répétition mimétique de la haine, du coup pour coup, du donnant donnant ? Et encore, le donnant-donnant — œil pour œil, dent pour dent — respecte un certain équilibre de la terreur, mais la vengeance entre si souvent dans la surenchère de l’excès. C’est Kill Bill de Tarantino, où Béatrix Kiddo se venge de Bill dans un immense carnage hollywoodien. 

Trois remèdes à la colère

Un seul n’a pas versé le sang des autres, mais a versé son propre sang comme la source d’un pardon plus grand que les puissances de mort, c’est le Christ notre Seigneur. Il n’a pas dit que le mal n’était pas grave. Il n’a pas balayé d’un revers de main la violence du monde, mais il l’a portée en sa propre chair. “En sa chair il a tué la haine”, dit l’apôtre Paul. Stat crux dum volvitur orbis, dit la devise des chartreux. La croix demeure tandis que le monde tourne. Le monde s’agite dans ses rivalités et ses haines, mais le grand pardon nous a été donné par le sang versé de Celui qui n’a pas voulu exercer la vengeance, qui a renoncé à envoyer douze légions d’anges

Comment faire pour obtenir un cœur délivré de la rancœur et de la haine, une fois reconnues les blessures que nous avons subies ? Trois remèdes nous sont donnés par le Seigneur : la croix, la confession de nos péchés, et la perspective de notre mort et du jugement de Dieu. Il nous faut d’abord contempler le mystère de la Croix comme le signe d’une paix cachée dans les plaies du Christ. “Dans tes plaies sacrées, cache moi”, écrit saint Ignace dans l’Anima Christi. En remettant le calice dans les mains du nouveau prêtre, le jour de son ordination, l’évêque dit ces paroles qui sont restées gravées en mon cœur :

Prenez conscience de ce que vous ferez, vivez ce que vous accomplirez dans ces rites et conformez-vous au mystère de la Croix du Seigneur.

Les raisins de la colère remplissent le calice de la Passion douloureuse, que le Christ transforme en source vive de toute miséricorde. Le Christ a bu jusqu’au bout la coupe de la mort et l’a remplie de lumière par sa résurrection. 

À l’heure de notre mort

Je pense aussi que c’est dans la mesure où nous sommes pardonnés que nous pouvons devenir des âmes de pardon. “J’ai péché longtemps, constamment et opiniâtrement”, écrit saint Thomas d’Aquin. Alors que dire de nous-mêmes ? Le Seigneur nous a pardonné tant et tant de fois, inlassablement, comme les vagues de la mer finissent par creuser les rochers les plus durs. Il nous a pardonné alors que nous n’avions pas de quoi rembourser la dette. Il “n’agit pas envers nous selon nos fautes, ne nous rend pas selon nos offenses”, dit le psaume (Ps 102). Heureusement pour nous…  

Et enfin, il nous faut contempler l’heure de notre mort, qui vient bientôt. Nul ne passe la porte du Ciel glacé par la haine. “Pense à ton sort final et renonce à toute haine. Pense à ton déclin et à ta mort et observe les commandements”, dit Ben Sirac le Sage (Si, 27). Un jour le Seigneur nous jugera, et nous ne ferons pas les malins. Nous serons tous à nu devant lui. Il faudrait vivre un crâne à la main — pas celui de notre ennemi —, on aurait moins la tête aux bêtises. Il faudrait garder la mémoire de notre propre mort pour vivre enfin vraiment.

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