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Une chose qui peut nous étonner durant ce pontificat de François, c’est le nombre de dubia (“doutes”) adressés au pape par les cardinaux. La préparation du synode sur la synodalité a donné lieu à des questions auxquelles le Saint-Père a répondu. Parmi ces derniers dubia, le premier peut nous intéresser d’un point de vue philosophique, tandis que les autres relèvent de l’expertise du droit canonique.
La question du relativisme culturel
Le premier dubium renvoie à la question du relativisme culturel : les changements culturels doivent-ils conduire à réinterpréter la Révélation divine ? Le fait est que la rédaction de ce “doute” pose une alternative assez discutable. Il demande “si la Révélation divine dans l’Église doit être réinterprétée en fonction des changements culturels de notre temps et de la nouvelle vision anthropologique que ces changements promeuvent ; ou si la Révélation divine est contraignante pour toujours, immuable et donc à ne pas contredire”. Cette formulation, à bien la regarder, est étrange. Que veut dire que la révélation divine est immuable ? Cette révélation a toujours été interprétée, puisqu’il ne s’agit pas de prendre chaque énoncé biblique en son sens littéral. Cela n’empêche pas que la parole révélée demeure la même sans changement.
La réponse du Pape s’efforce de donner les critères d’une juste réinterprétation, pour discerner “ce qui ne peut pas changer” et “ce qui n’est pas lié au salut”. Les références utilisées sont intéressantes : d’une part des références scripturaires, et d’autre part des références magistérielles. La référence scripturaire renvoie aux commandements obsolètes d’Exode 21, 20, ou encore la Bulle de Nicolas V Dum Diversas (1452) qui permet de réduire les incroyants en esclavage.
Raison spéculative et raison pratique
Occasion pour le Pape de rappeler une clé de lecture qui vaut également pour les textes du magistère, même les plus solennels : ce qui est à tenir absolument, c’est ce qui est nécessaire au salut. Le reste peut, et parfois doit, changer. Occasion pour nous de réfléchir plus profondément à ce qu’il y a de relatif et d’absolu dans nos cultures, afin de bien identifier ce qu’il faut tenir fermement et ce qui est finalement assez contingent. L’historien Christian-Philippe Chanut, prêtre du diocèse d’Évry, aimait à reprendre certains “tradis” qui, disait-il, “mettent au même niveau le dogme de la transsubstantiation et la clochette de la Consécration”. Aristote, de la même façon, rappelle que le propre d’un esprit cultivé est de savoir à quel degré de certitude il peut prétendre sur un sujet donné.
C’est dire que toute culture contient des éléments qui peuvent changer, et d’autres qui sont non-négociables. Le Pape renvoie à un passage qu’il cite également dans Amoris lætitia : “Plus on descend dans les détails, plus l’indétermination augmente” (Summa Theologiæ IaIIæ, q. 94, art. 4). Dans cette question, saint Thomas se demande si “la loi naturelle est unique chez tous”. Il oppose ici la raison spéculative, qui est celle qui cherche simplement à connaître, et la raison pratique, qui est celle qui cherche à agir. La raison qui cherche à connaître considère le plus souvent une matière nécessaire, et donc ses conclusions sont alors immuables : 2+2 feront toujours 4. Mais dans l’ordre pratique, ce qui est vrai à un moment donné (“il faut rendre ce que l’on nous a prêté”) peut ne pas être vrai à un autre moment.
Agir selon la prudence
Le Pape cherche à montrer que la raison pratique, dès lors qu’elle vise le salut des âmes, ne peut s’en tenir à des vérités immuables. Cela signifie non pas qu’elle n’en a pas besoin, ni que toute vérité soit indéterminée, mais que le pasteur s’inscrit dans une réflexion prudentielle qu’il s’agit de redécouvrir. La difficulté est que, dans la pratique, deux conceptions s’opposent. L’une est sans doute celle des cardinaux, l’autre peut être rattachée à la figure du théologien moraliste français Xavier Thévenot. Pour ce dernier, l’agir prudentiel s’inscrit dans le cadre de trois types de normes. D’abord des normes universelles, utopiques, qui ont une fonction d’idéal mobilisateur : “Ne fais jamais ceci !” Ensuite des normes particulières, relative à une culture, et qui sont le fruit de l’expérience d’une communauté donnée : “Évite de divorcer !” Enfin les possibilités qu’offrent une situation singulière, dans laquelle la conscience autonome doit décider de qui lui est possible de faire, avec la certitude que c’est cela que Dieu lui demande (Repères éthiques pour un monde nouveau, Salvator, 1985, p. 13-17) : Dans ma situation, l’interdit de la contraception ne me concerne pas. C’est la définition du bien moral qui change selon les circonstances.
Pour saint Thomas, l’agir prudentiel consiste à incarner concrètement l’exigence morale discernée par la conscience, éclairée par le magistère. Il ne s’agit pas de décider de ce qui est bon, mais soumettre sa volonté à l’exigence du bien auquel la loi morale est ordonnée. L’agir “en situation” ne se fait qu’à la lumière d’un jugement de conscience dont la loi la plus fondamentale est de faire le bien. Il s’agit de discerner le bien, pas d’en décider, et de choisir les moyens d’y parvenir au mieux selon les circonstances.
Questions en suspens
L’inquiétude des cardinaux se comprend sans doute à la lumière du fait que, par exemple, le nouveau président de l’Institut pontifical Jean Paul II nommé par le pape, Philippe Bordeyne, est un disciple de Xavier Thévenot. Le propos du Pape est-il pour autant sans ambiguïté ? Sommes-nous devant “différentes manières d’exposer la même doctrine”, ou bien faut-il renoncer à une “doctrine monolithique”, ou bien encore faut-il reconnaître une “variété”, mais une variété de quoi ? Une variété de doctrines, ou une variété de nuances dans la manière de l’exposer ? Le synode apportera peut-être des précisions à ce sujet.
Pratique