Sur les 42 affaires nouvelles qu’il a relevées, les poursuites ont été quasi-systématiques.
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Alors que doit se tenir le premier colloque international consacré aux violences sexuelles dans l’Église, il est utile de faire le bilan de la situation depuis qu’a été publié le rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels. Je compléterai donc ici, pour la période octobre 2021-octobre 2023, ce que l’équipe de recherches de l’École pratique des hautes études, dirigée par Philippe Portier, composée d’Anne Lancien, Thomas Boullu et moi-même, a déjà établi pour la période 1950-2020 dans son rapport publié en annexe de celui de la Ciase.
42 affaires nouvelles
J’utilise pour ce faire les informations publiées par la presse. Je n’y intègre pas les informations publiées après le rapport de la Ciase (témoignages de victimes, mises en cause et aveux de clercs), connues de notre équipe mais couvertes par notre engagement de confidentialité. Des cas ayant fait scandale ne sont donc pas pour moi neufs (abbé Ribes, cardinal Ricard…). Je relèverai cependant que leur publicisation a largement contribué à l’impression que les révélations sordides sont sans fin. Joue dans le même sens le feuilletonnage, consubstantiel au journalisme, la presse rapportant le résultat des procédures judiciaires dont elle avait déjà mentionné l’ouverture et suivi le déroulé.
Les journaux suivent aussi davantage les abus sexuels. Si certains articulent leur travail à des enjeux politico-idéologiques (mise en avant de la condamnation d’un prêtre proche de Vincent Bolloré par Le Monde), d’autres investissent le sujet avec des enquêtes approfondies s’appuyant en particulier sur des témoins (La Croix, parfois Le Parisien). Cependant, ils ne mettent jamais en série les “affaires” afin d’en proposer une analyse socio-historique, comme si leurs publications n’étaient pas des sources susceptibles le permettant.
Au total, j’ai donc relevé 42 affaires nouvelles (j’en laisse deux de côté dont je juge le contenu douteux car incohérent avec ce que je sais du fonctionnement du catholicisme ; je prends en compte des agressions commises hors de France ; un procès s’étant achevé par une relaxe, je l’ignore). Il y a cinq condamnations judiciaires (dont une aux assises), un procès qui n’aura pas lieu car le prévenu s’est suicidé, un procès à venir en 2024, cinq classements sans suite (trois prescriptions, une absence d’infraction, une insuffisamment caractérisé), trois mises en examen et une dizaine d’enquêtes en cours.
Au total, dix cas seulement n’ont pas fait l’objet d’une action pénale. En prenant les condamnations liées aux affaires déjà connues (Mansour Labaky par exemple), le nombre de condamnations pénales de clercs tend plutôt à diminuer par rapport aux années 2000-2010 (cinq condamnations en moyenne par an depuis 2020, contre sept-huit antérieurement). Le nombre d’enquêtes tend aussi à diminuer.
Des poursuites quasi-systématiques
L’ensemble confirme que, depuis les années 2000, la délictuosité et la criminalité sexuelles du clergé, avérées ou suspectées, sont poursuivies quasi systématiquement, en raison notamment des signalements par les autorités ecclésiastiques (une bonne trentaine d’affaires, y compris fort anciennes), liés notamment aux conventions entre diocèses et parquets. Du côté de l’Église, il y a eu neuf procédures canoniques, sans compter celles concernant certainement les condamnés ou jugés par la justice étatique, ni les mesures conservatoires. La justice canonique peut même être plus rigoureuse que la justice étatique, car au moins deux sanctions canoniques ont été prononcées malgré des classements sans suite.
D’un point de vue chronologique, 80% des abus ont débuté dans les années 1990 ou ont eu lieu depuis, quasiment 44% à partir de 2010, ce qui laisse penser que la dénonciation a lieu plus rapidement après la commission. Les mineurs représentent 74% des victimes (57% de garçons, 17% de filles), leur nombre reculant à partir des années 1990. Les majeurs sont autant des hommes que des femmes. Les filles et femmes (30% des victimes) sont présentes surtout à partir des années 1990, les adultes l’emportant sur les mineures à partir des années 2000. On voit donc jouer la réduction des contacts cléricaux avec les mineurs en raison du fort recul de la socialisation dans le catholicisme et de la chute du nombre de prêtres.
Prêtres en situation de responsabilité
Perdure un tropisme homophile/homosexuel dans le clergé, sans que les femmes soient absentes. L’analyse est cependant biaisée par le poids de deux multi-abuseurs (43 victimes en tout). Ce profil de pédophile attiré par les garçons ou indifférent au sexe perdure dans un cadre d’électivité réticulaire [en réseau, Ndlr], avec deux prêtres de la Fraternité Saint-Pie Ⅹ — dont je ne sais s’ils avaient été comptabilisés parmi les 16 abuseurs recensés dans la réponse adressée à la Ciase : si tel était le cas, cela modifierait les données que j’expose pour les victimes (diminution nette de la part de mineurs et des garçons/hommes). Quant aux abuseurs, 51% ont été ordonnés depuis les années 1990 (31% dans les années 1990) et presque 23% dans les années 1970, 51% sont nés avant 1950 (presque 25% dans les années 1940) et 49% après 1950 (presque 25% dans les années 1960).
Les abuseurs passant à l’acte dans les années 2010-2020, plus ou moins cinquantenaires, le plus souvent plus de dix ans après leur ordination, sont surtout des prêtres en situation de responsabilité, nés après Vatican Ⅱ, ayant eu au séminaire une formation explicite à l’affectivité et à la sexualité, comme l’enquête de notre équipe l’avait montré. La présence d’évêques accusés d’abus avant ou après leur promotion n’est pas une nouveauté : notre enquête nous en avait fait connaître 13 (dont trois incertains/douteux, quatre publics et un fondé sur un témoignage indirect — finalement validé par des aveux publics). La nouveauté est la publicisation de ces cas.
Des conflits de compréhension
Au regard de tous ces éléments, je ne peux que conclure que les abus sexuels cléricaux n’ont pas fini de travailler le catholicisme, parce que des cas sont encore à juger, que d’autres vont être révélés et que de nouveaux auront lieu — un a été médiatisé alors que j’écrivais ces propos, je l’ai intégré à mes calculs. La « crise des abus » n’a donc pas encore produit tous ses effets au sein du catholicisme où elle alimente des conflits de compréhension de ce que devrait être et faire l’Église, jusque dans les milieux ayant la vision la plus institutionnelle et refusant le scandale. Mais irais-je me plaindre d’avoir encore du travail en perspective ? Après tout, le crime aussi peut être étudié scientifiquement.