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Euthanasie : la loi belge ignore que l’homme est “un tissu de relations”

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Pierre Jova - publié le 28/10/23

Dans "Peut-on programmer la mort ?" (Seuil), le journaliste Pierre Jova publie les résultats de son enquête sur la pratique de l'euthanasie en Belgique. Alors qu'un projet de loi sera présenté en décembre 2023 en France, l'auteur révèle l’envers du "modèle belge", devenu en vingt ans un système de mort programmée.

“La mort n’est pas qu’une affaire individuelle, mais bien collective”, telle est bien la conviction de Pierre Jova qui a vérifié combien le recours à l’euthanasie laisse des traces indélébiles dans les familles. Il montre aussi que l’expérience de la légalisation est une course sans fin : après les malades incurables, les mineurs, les déments, les cas sociaux… “Une société a besoin de multiplier et étendre l’euthanasie pour se persuader qu’elle est normale” observe-t-il, comme dans d’autres pays comme la Suisse ou le Canada. Au nom d’une liberté absolue et de la toute puissance de la technique, mais aussi de la logique marchande, c’est un monde insatiable et sans limite qui se prépare. Et pourtant, soutient Pierre Jova, on ne peut “étouffer éternellement la casse humaine créée par l’euthanasie”.

Aleteia : Vous avez enquêté sur la réalité de l’euthanasie dépénalisée en Belgique, dans laquelle Emmanuel Macron voit un «  modèle  » vers lequel la législation française devrait évoluer. Pourtant, la loi française en vigueur, adoptée à l’unanimité des parlementaires, avait atteint un certain équilibre, renvoyant dos-à-dos acharnement thérapeutique et euthanasie. Quelle est la particularité essentielle de ce modèle belge ?
Pierre Jova :
Le “modèle” belge est d’abord d’être le second pays au monde à avoir dépénalisé l’euthanasie en 2002, après les Pays-Bas en 2001 — un État australien avait légiféré en 1996, mais cela n’avait duré qu’un an. La loi fut votée par la nouvelle majorité parlementaire dite “arc-en-ciel”, mêlant écologistes, libéraux et socialistes, qui voulait rompre avec un demi-siècle de gouvernance des partis chrétiens-démocrates, cette fois exclus de la coalition. La Belgique a donc permis qu’une personne, déclarant une “souffrance physique ou psychique constante et insupportable […] qui résulte d’une affection accidentelle ou pathologique grave et incurable” puisse demander à un médecin de mettre fin à ses jours. Notons que la loi ne se limite ni à la fin de vie, ni aux affections physiques : les maladies psychiques sont également prises en compte.

D’emblée, la philosophie de la loi consacre l’autonomie absolue, radicale, du patient : la famille et l’entourage n’ont pas leur mot à dire. Même s’il y a obligation pour le médecin de solliciter l’avis d’un confrère — non-contraignant — et d’un second dans le cas d’une affection qui n’entraîne pas de décès à brève échéance, le patient est le juge ultime de sa souffrance et de son “indignité”. Et même si la liberté de conscience individuelle est toujours acceptée, certains médecins le vivent comme un devoir, voire un “sale boulot”, à accomplir pour respecter la volonté du demandeur. Paradoxalement, il arrive que des médecins proposent l’euthanasie à leurs patients comme étant la meilleure solution, alors que, selon la loi, c’est à eux de la demander ! Il arrive aussi que les malades soient soumis à des pressions de leur famille, et plus sournoisement de la société. Fondée sur l’individualisme, la loi belge ignore que l’homme n’est pas un “monade”, l’unité suprême autosuffisante, mais un tissu de relations, logé dans un contexte et une culture particulières. 

Précisément, comment l’application de la loi est-elle surveillée ?
La loi belge a prévu un mécanisme de contrôle, à travers la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie (CFCEE), qui reçoit a posteriori les déclarations d’euthanasie et vérifie leur compatibilité avec la loi. Or, si la CFCEE nous permet d’avoir des données statistiques sur les euthanasies (passées de 235 à 2966 entre 2003 et 2022, soit 2,5% des décès aujourd’hui), elle n’a aucun moyen de vérifier l’exactitude des déclarations, ni d’enquêter sur celles commises clandestinement, qui continuent d’exister. La RTBF en a elle-même découvert une, en réalisant une émission élogieuse sur l’euthanasie, en 2021… Par ailleurs, la composition de la CFCEE laisse songeur : son président depuis 2002 est le docteur Wim Distelmans, grand praticien de l’euthanasie en Flandre et dirigeant d’une association pro-euthanasie ! Ce conflit d’intérêt manifeste a entraîné la démission du neurologue Ludo Vanopdenbosch en 2018, bien que favorable à la loi, après la validation d’une euthanasie pratiquée sans consentement du patient par la CFCEE. Dans une lettre ouverte au Parlement belge, il accusait la Commission non seulement de “violer la loi”, mais de le “dissimuler”… En 2021, une étude de l’université de Gand estimait qu’elle agissait « comme un bouclier plutôt que comme un organe de contrôle ». En 2022, saisie par Tom Mortier, qui protestait contre l’euthanasie de sa mère dépressive par Wim Distelmans, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la Belgique pour l’impartialité de cette instance. Pourtant, la CFCEE demeure à ce jour intouchable, car cela arrange les partis politiques belges — qui investissent ses membres — de lui déléguer cette tâche. Du reste, peu de monde veut intégrer la Commission, à cause de l’indemnisation symbolique et aux faibles moyens dont elle dispose.

Vous faites remarquer que les critères de la loi belge n’ont cessé de s’étendre. 
Oui, en 2014, une petite décennie après la dépénalisation de l’euthanasie, celle-ci est ouverte aux mineurs, sans restriction d’âge. La prochaine étape revendiquée est d’y inclure les déments, comme les malades d’Alzheimer. En attendant, une interprétation libérale de l’affection “grave et incurable” a conduit à y intégrer les fragilités liées à l’âge, sous le nom de “polypathologies”. Elles représentent désormais la seconde cause de l’euthanasie en Belgique après le cancer, près de 20% des demandes en 2022. Cette extension est vertigineuse : la vieillesse est-elle une maladie incurable ? Toute personne âgée est en effet potentiellement concernée… 

La particularité essentielle du “modèle” belge est sa grande libéralité.

Ainsi, la particularité essentielle du “modèle” belge est sa grande libéralité. C’est tout le contraire d’un système “hyper-cadré”, comme a cru le voir notre ex-ministre de la Santé Olivier Véran, en visite à Liège et cité par La Croix, en septembre 2022. Pour sa part, le “modèle” suisse d’assistance au suicide, d’apparence plus anarchique, me semble moins laxiste, car la mort de la personne — qui s’injecte le produit ou le boit elle-même — est toujours considérée comme “suspecte” et déclenche une enquête policière. Toutefois, l’investigation dépend de la personnalité et du sérieux des policiers et du procureur. 

L’expérience belge a le mérite de montrer les effets d’une législation permissive sur l’euthanasie depuis plus de vingt ans : “Derrière la normalisation, écrivez-vous, il y a des traces indélébiles dans les familles.” Quels sont les effets sociaux de la pratique de l’euthanasie ?
L’euthanasie — comme le suicide assisté — ne concernent pas seulement son “bénéficiaire”, mais toute la société. Personne ne meurt seul : la famille fait partie de l’existence du malade, elle l’accompagne dans ses problèmes de santé, elle n’est pas indifférente à ce qu’il vit. Une demande d’euthanasie, par essence violente, car elle interrompt une vie, n’est pas sans effets sur l’entourage. Il n’est pas rare de voir des familles se diviser sur la décision d’un de leurs membres. Un jeune médecin des Marolles, le cœur populaire de Bruxelles, me racontait le cas de ce grand-père qui hésitait à demander l’euthanasie devant l’émotion de sa petite-fille adolescente, qui le vit très mal. 

De manière plus fine, presque souterraine, je constate que l’euthanasie, même pratiquée avec le consentement de l’entourage, peut parfois laisser une amertume ou une souffrance.

Les témoignages abondent pour raconter des euthanasies presque féériques, où le médecin a reçu des fleurs des enfants du patient, dans le cadre de cérémonies d’adieux mises en place autour du patient le jour de sa mort, avec force bières et chansons. Curieusement, on parle beaucoup moins des euthanasies perpétrées sans l’accord des proches, ou sans les avertir, qui créent des deuils pathologiques. De manière plus fine, presque souterraine, je constate que l’euthanasie, même pratiquée avec le consentement de l’entourage, peut parfois laisser une amertume ou une souffrance. Cette douleur-ci a beaucoup de mal à s’exprimer, car les personnes ne veulent pas réveiller leurs blessures, et ont peur d’être irrespectueuses de leur connaissance qui a demandé l’euthanasie. Ce qui est compréhensible, et j’en profite pour rappeler que mon propos n’est pas de juger les personnes, mais de discuter d’actes et de principes. Au fond, ma conviction est que la Belgique est victime d’un tabou collectif : puisque la loi relative à l’euthanasie est un texte humaniste qui “libère” les patients — ce qui assure aux Belges francophones une supériorité morale par rapport à la France voisine —, elle ne peut pas faire de mal. Il est très difficile de faire émerger une parole alternative sur le sujet. 

L’euthanasie n’est-elle pas d’abord une affaire personnelle ? 
Qu’on le veuille ou non, l’euthanasie n’est pas une question individuelle, mais bien collective, sociale. Elle dit quelque chose de notre rapport à la souffrance, à nos capacités intellectuelles et physiques, à notre utilité sociale… Programmer sa mort, par l’euthanasie et le suicide assisté, est une tentative de lui échapper, en nous donnant l’illusion de maîtriser notre existence jusqu’au bout. Se faisant, la question d’accompagner la fin de vie, et plus largement la vulnérabilité, passe au second plan. L’augmentation d’euthanasies de vieillards pour “polypathologies” devrait nous alerter sur le traitement réservé aux personnes âgées dans notre société de la performance. “Le débat belge a laissé de côté le “comment” faire respecter l’autonomie des patients qui n’ont pas demandé à mourir pour privilégier l’autonomie de ceux qui réclament la mort”, écrivait Bernadette Wouters, pionnière des soins palliatifs en Belgique, en 2005. Le risque est grand de voir l’euthanasie comme une solution de facilité à la rudesse de l’existence. Certains médecins belges le déplorent, en voyant arriver des individus qui réclament “le droit” à mourir “dans l’heure”, sans conditions. Ils ont raison de s’en plaindre, mais c’est le message qui a été renvoyé à toute la société…  

“Une fois lancée, la loi crée sa propre dynamique” notez-vous, comme si la légalisation entraînait une fuite en avant dans une transgression qui repousse toujours ses limites. Ce serait vrai dans d’autres pays comme la Suisse ou le Canada : pourquoi l’euthanasie appelle l’euthanasie ?
Je vois plusieurs étapes à ce mécanisme. Premièrement, l’euthanasie est un acte transgressif, et la plupart des médecins qui la pratiquent le reconnaissent. Certains ont arrêté après leur première euthanasie, ne se sentant pas capables de poser à nouveau ce geste. D’autres s’y sont plongés, jusqu’à devenir des spécialistes médiatiques. Comme s’il fallait banaliser la transgression initiale. Une société a besoin de multiplier et étendre l’euthanasie pour se persuader qu’elle est normale, tout en continuant d’affirmer qu’il s’agit d’une “exception”, soumise à des “conditions strictes”, qui reste “violente”… 

Dans notre système de santé en déliquescence, dans nos maisons de retraite à l’abandon et onéreuses, comment ne pas voir la porte ouverte aux dérives que représentera l’euthanasie ou le suicide assisté ?

Ensuite, l’euthanasie est la queue de comète du libéralisme : je m’appartiens moi-même, je n’ai aucune limite et je décide d’en finir quand je le veux… Ce “quand” coïncide étrangement avec un état ou une période de notre vie où nous ne sommes plus productifs et plus monnayables. Il est donc logique que le libéralisme, s’affranchissant de toutes les régulations, pousse l’euthanasie plus loin. J’ajoute qu’au Canada, où des personnes ont demandé l’euthanasie en étant acculées par la pauvreté, l’aspect économique est plus flagrant qu’en Belgique, où les mutuelles se contentent d’informer leurs clients de la faciliter à demander l’euthanasie, et où un dirigeant libéral francophone a rêvé tout haut de la “solution” qu’elle représentait pour les retraites… Mais le même spectre utilitaire et marchand hante l’Europe, et menace directement la France. Dans notre système de santé en déliquescence, dans nos maisons de retraite à l’abandon et onéreuses, comment ne pas voir la porte ouverte aux dérives que représentera l’euthanasie ou le suicide assisté ?

Vous identifiez en outre la “mort programmée” comme un article de foi supplémentaire du dogme de nos sociétés au tout-technique. 
L’euthanasie apparaît comme la promesse d’une “mort douce” grâce aux prouesses scientifiques, ce qui est hautement contestable. Le produit phare de l’euthanasie en Belgique, le thiopental, utilisé il y a quarante ans pour les anesthésies générales, est en train d’être abandonné par les firmes qui le produisaient — en partie parce qu’elles ne veulent plus qu’il serve pour les exécutions capitales aux États-Unis… Ce qui force les médecins à se rabattre sur d’autres produits, qui n’ont rien de moderne. Jumelle de l’acharnement thérapeutique, l’euthanasie est le triomphe du paternalisme médical que prétendaient combattre les partisans du “droit à mourir dans la dignité” dans les années 1980, après l’épidémie de Sida. Tout au contraire, les soins palliatifs, par leur insistance sur les moyens plutôt que sur le résultat, et par leur prise en charge holistique de la personne, dans le respect du confort et du rythme, apparaissent comme le véritable progrès face au passéisme de l’euthanasie. Mais si celle-ci poursuit sa course, c’est sans doute parce que nous avons oublié que la technique, loin d’être un seul outil, contient sa propre idéologie. 

Les défenseurs de l’euthanasie, en Belgique comme en Suisse, sont animés par une passion qui tend parfois à la religiosité, voire à la secte.

En l’occurrence, les défenseurs de l’euthanasie, en Belgique comme en Suisse, sont animés par une passion militante admirable, mais qui tend parfois à la religiosité, voire à la secte. Convaincus que la mort programmée “délivre” la personne, réactivant ainsi la dissociation païenne de l’âme et du corps, ils se sentent investis d’une responsabilité sacrée et mènent un véritable prosélytisme. C’est ainsi que nous avons vu, en Suisse romande, un puissant lobbying pour imposer le suicide assisté aux hôpitaux et aux maisons de retraite bénéficiant de fonds publics. En Belgique, depuis 2020, aucune institution de santé ne peut refuser la pratique de l’euthanasie dans ses murs. Ce rouleau compresseur, qui traque les opposants dans le corps médical, en les réduisant à des extrémistes religieux, se déroule avec la complicité des opinions publiques acquises au discours libéral-technicien : puisqu’il y a une demande, ou une réalité existante, il faut y répondre et “l’encadrer” par la technique — en créant les conditions d’une nouvelle extension que l’on encadrera plus tard…

Comment renverser ce rouleau compresseur ?
Je constate qu’on ne peut étouffer éternellement la casse humaine créée par l’euthanasie. En 2020, le procès Tine Nys, du nom de cette autiste euthanasiée en 2010, à l’âge de 38 ans, a fait vaciller la loi belge, car elle remettait en cause son récit fondateur : un texte humaniste figé dans le marbre, pratiqué par des médecins éclairés au service de leurs patients. Si ce n’est pas le cas, c’est donc que la loi doit être évaluée. Des hommes politiques belges — certes très minoritaires — ont plaidé pour une révision de l’euthanasie pour souffrance psychique, qu’ils jugent trop difficile à évaluer. À Genève, le Grand Conseil (parlement) a récemment abrogé l’obligation pour les hôpitaux et les maisons de retraite à garantir l’assistance au suicide. L’association Exit, qui organise les suicides pour les résidents suisses, est vent debout, et a récolté les signatures nécessaires à un référendum qu’elle remportera sûrement. Mais c’est bien la preuve que les débats se poursuivent sur cet acte irréparable qu’est la mort programmée. Il appartient aux citoyens de découvrir ces enjeux, d’en avertir le législateur, et surtout de vivre en conséquence. Comment peut-on chacun, à notre niveau, prendre soin des plus fragiles jusqu’à leur mort ? 

Propos recueillis par Philippe de Saint-Germain.

Pratique

Peut-on programmer la mort ? Pierre Jova, Seuil Libelle, octobre 2023, 52 pages, 4,90 euros.
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