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Certains êtres sont faits pour aimer et se perdre dans l’amour. La grâce de Charles de Foucauld est d’avoir compris à temps s’égarer en s’attachant à des passions décevantes et des biens passagers. Durant son expédition solitaire dans des régions où nul chrétien ne s’est alors aventuré, il a fait, au contact de l’islam, l’expérience de la transcendance divine, si éloignée du matérialisme occidental grandissant qu’il songe à se convertir. C’est pourtant bien dans le catholicisme familial que Dieu l’attend et plus précisément dans un confessionnal de Saint-Augustin, à Paris où l’abbé Huvelin lui intime de s’agenouiller pour une confession générale.
L’avant-dernière place
De cette confession, Charles émerge converti, croyant, soudain conscient de l’omniprésence du Dieu de ses pères dans sa vie, d’une providence constante, attentive, mais surtout profondément aimante. Une révélation s’impose à lui : Dieu est Amour, le christianisme est la quintessence de cet Amour, puisqu’il passe par l’abaissement sidéral de la Seconde Personne de la Trinité dans l’Incarnation, et la mort du Christ sur la Croix : “Dieu a tant aimé le monde qu’Il a donné Son Fils unique pour que le monde soit sauvé”, vérité que l’abbé Huvelin résume en une formule qui éclairera désormais le chemin du vicomte de Foucauld et en fera le frère Charles de Jésus : “Jésus a tellement pris la dernière place que personne ne pourra jamais la lui ravir.”
Puisque le Roi a déjà pris la dernière place, son serviteur essaiera de s’emparer de l’avant-dernière et de l’imiter en tout. Et d’abord dans l’amour envers Dieu et le prochain, amour que rien ne peut mieux symboliser que le Sacré Cœur. Il est donc logique que Charles, en 1889, monte à la basilique de Montmartre, encore en construction, pour se consacrer au Sacré Cœur, ce “résumé de notre religion”. Dès lors, il n’a plus qu’une idée : révéler à tous les hommes cet amour foudroyant, infini, absolu, qui s’adresse à tous mais auquel personne ou presque ne répond, de sorte que l’autre vocation de Charles sera de “consoler le Cœur de Jésus”.
“Aimer, imiter, consoler”, telle sera sa règle de vie jusqu’au bout. Cette vocation passe par le don total de soi, non à la trappe de Notre-Dame des Neiges, comme il l’a cru d’abord, ni à Nazareth, dans l’obscurité d’une place de jardinier, mais dans le sacerdoce et la vie érémitique, au plus profond de ce Sahara où nul avant lui n’a célébré la messe et rendu tangible par la présence eucharistique du Christ son sacrifice sur la croix. Faire la volonté de Dieu, non la sienne, répondre à l’amour par l’amour, jusqu’à espérer le martyre.
Dans la nuit de l’âme
Ce serait simple si les grâces et les satisfactions spirituelles tangibles étaient au rendez-vous, mais ce n’est pas le cas. À l’échec apparent de ses efforts — deux conversions seulement, et personne pour venir partager sa solitude de Tamanrasset — s’ajoute la nuit de l’âme quand le tête-à-tête amoureux avec le Christ dans la messe et l’adoration eucharistique devient soliloque perpétuel, lui aussi en apparence stérile : “Tout m’est pénible, même de dire à Jésus que je l’aime. Si au moins, je sentais que Dieu m’aime mais Il ne me le dit jamais”, confie-t-il à sa cousine Marie de Bondy. Il en sait assez sur la vie mystique pour ne pas s’en étonner, ni renoncer pour si peu : “Jamais Dieu n’a manqué aux hommes, c’est l’homme qui a manqué à Dieu”, affirme-t-il et cela lui suffit pour tenir malgré la solitude et l’amertume, sûr que sa mission portera un jour des fruits de conversion inimaginables.
Puisque rien ne saurait s’opérer par son travail mais tout par l’œuvre divine, il abandonne tout au bon vouloir de Dieu.
Ce n’est pas pour rien qu’il a choisi de mettre le Sacré Cœur sur sa robe de bure, afin de se souvenir “de Dieu et des hommes pour les aimer” et d’ajouter, dans un élan de confiance en la miséricorde universelle du Rédempteur : “Faites que je vous aime toujours davantage, faites que tous les hommes aillent au Ciel” et d’abord ces populations musulmanes que la France républicaine refuse d’évangéliser et dont il prédit, lucide, que, faute de revenir à leur antique christianisme, elles se retourneront un jour violemment contre le pays qui n’aura pas su les aimer et s’en faire aimer, immensément coupable de les avoir privées de la grâce. Puisque rien ne saurait s’opérer par son travail mais tout par l’œuvre divine, il abandonne tout au bon vouloir de Celui dont la Présence réelle sur son pauvre autel est l’unique promesse d’avenir pour ces terres et ces âmes. Et lui qui ne ressent plus aucune consolation de s’écrier quand même :
Cœur Sacré de Jésus, merci de vous exposer à nos yeux, de vous donner à nous, de nous faire le don infini de votre présence dans la sainte Hostie sur le saint autel. […] Merci, Cœur sacré de Jésus de cet excès de bonté, de cet excès de bonheur.
“Jésus Caritas”
Son vœu de “mourir martyr dépouillé de tout, violemment et douloureusement tué” sera exaucé le 1er décembre 1916, lorsque le Frère universel qui, à l’exemple de son Maître, voulait aimer tous les hommes, est assassiné sans gloire à l’entrée de son oratoire. Ce jour, ce n’est pas un hasard, est un premier vendredi du mois, qui l’unit pour l’éternité au cœur aimant de son Dieu.
En 1933, les cinq premiers Petits Frères de Jésus, ces disciples qu’il a en vain attendus, prendront l’habit dans la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre. C’est là aussi que, dans la chapelle Saint-Pierre de la crypte, trône une statue du Sacré Cœur inspirée d’un dessin de Charles destinée à rappeler le lien indissociable tissé avec Celui qui n’est qu’amour : “Jésus Caritas”.