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L’affaire Depardieu, une histoire d’hommes ?

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Denis Makarenko / Shutterstock

Gérard Depardieu au festival de Cannes en 2015.

Paul Airiau - publié le 06/01/24

De la mise en scène des passions humaines à l’exaltation des libertés sexuelles, l’industrie du cinéma s’est taillée un rôle de magistère moral où la logique de domination des puissants a pu s’exercer avec de moins en moins de limite. Comme le révèle l’affaire Depardieu, constate l’historien Paul Airiau, celle-ci doit désormais rendre des comptes.

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L’affaire doit être grave pour qu’un président de la République juge indispensable de s’en saisir publiquement, que des pétitions s’opposent à d’autres, que se multiplient vitupérations, protestations, assertions et bien plus encore. Aussi va-t-on la prendre au sérieux, cette “affaire Depardieu”, par une mise en perspective historique, afin de peser ce qui est peut-être en train d’arriver. Et l’on convoquera ici deux dimensions, l’une structurelle, l’autre contextuelle.

Une machinerie du désir insatiable

Le cinéma d’abord, bien sûr. Car tout cela — la mise en cause de l’appétit libidineux d’un acteur — est intrinsèquement lié au cinéma qui, depuis son apparition en 1895, passe son temps à relever deux défis. Le premier l’enracine dans l’histoire de l’art occidental : donner à voir les corps humains, notamment dans cette espèce de pureté et perfection que pourrait être la nudité. Cette aspiration épiphanique se redouble d’une double finalité, permise par l’animation : déployer ces corps dans une dramatique qui suscitera, alimentera, se repaîtra des sentiments et des désirs ; et, pour ce faire notamment (pas uniquement mais significativement), révéler les chairs — pas seulement les corps et pas nécessairement dénudés, mais les corps vivants, saisis, traversés travaillés de pulsions, de passions, de sentiments, de souffrances, de plaisirs.

Si l’on considère qu’un des éléments de cette domination consiste à s’accomplir comme désir, comment une industrie fondée sur le désir pourrait-elle ne pas en être un lieu privilégié ?

Le cinéma fonctionne ainsi comme machinerie d’un désir humain structurellement insatiable, alimenté par sa frustration et approfondi par sa réalisation. Et, lorsqu’il revendique, presque immédiatement, de relever de l’art et non seulement du divertissement, il en assume le prophétisme hérité du romantisme : dire et faire advenir la vérité humaine par-delà et contre toutes les contraintes sociales. Longtemps, il dut jouer avec toutes les normes morales et les formes de censure pour fonctionner efficacement, ce qu’il a sans doute d’autant mieux fait que la contrainte a toujours été un formidable moyen d’entretenir le désir, par l’invention incessante qu’elle impose pour parvenir à dire sans dire. Et depuis qu’il peut se permettre d’exhiber toujours plus, soit environ les années 1960, il passe son temps à explorer autant qu’il le peut toutes les facettes du désir et de la monstration du réel, se confrontant toujours plus à la distance insurmontable entre la réalité et sa représentation, le désir et son assouvissement, essayant sans fin de les abolir.

De nouveaux rapports de pouvoir

Ces caractéristiques globales ne peuvent rester sans effet sur ceux qui font vivre et vivent de cette industrie culturelle. D’abord, elles créent des rapports de pouvoir fondés sur la capacité de chacun de ses participants à être en situation de permettre ou de réaliser l’expression dramatique des désirs et de l’épiphanie. Ensuite, elles contribuent à un estompage des limites entre vie privée et vie professionnelle, les logiques de la seconde infusant dans la première en partie au nom de l’accomplissement artistique. Et, dans ce cadre, la domination masculine s’exerce tout autant que dans les autres sphères sociales, voire y trouve un cadre plus propice. Si l’on considère qu’un des éléments de cette domination consiste à s’accomplir comme désir, comment une industrie fondée sur le désir pourrait-elle ne pas en être un lieu privilégié ? Comment les moins puissants, notamment les femmes, pourraient-elles ne pas être l’objet de l’assouvissement jamais satisfait des producteurs, des réalisateurs, des acteurs ?

Le capital social de ceux qui bénéficient de l’institution qu’est le cinéma contribue à les protéger et à rendre mineures, invisibles, indicibles, inaudibles, incroyables les violences sexuelles qui s’y produisent.

Or, ces éléments structurels s’accentuent nettement à partir des années 1960, lorsque l’Occident s’embarque définitivement dans le libéralisme culturel, dont la redéfinition de ses normes sexuelles, qui devient rapidement un élément de son identité renouvelée. Le cinéma avait même une longueur d’avance, puisqu’il travaillait dans ce sens depuis sa constitution. Il peut ainsi devenir, pour tous les baby boomers, le medium principal, réel ou idéel, de réalisation et de formalisation de cette transformation. Symboliquement, pour la France, Emmanuelle, en 1974, atteste de cette mutation, avec presque 8,9 millions de spectateurs — la première place du box office.

L’exposition de la transgression

Et c’est alors, au début des années 1970, lorsque cette évolution est en train d’achever de prendre corps, que Gérard Depardieu entame sa carrière, fondée sur la mise de sa capacité d’incarnation au service de la révélation des multiples facettes de l’humanité, d’expression des passions et de magnification des désirs. Il est véritablement lancé en 1974, avec Les Valseuses, 5,7 millions d’entrées, troisième place du box office — film où la matrice de l’action est la satisfaction, y compris violente, des désirs sexuels de deux jeunes hommes. La même année, selon les statistiques pénales, le nombre de condamnations aux assises pour viol et attentat à la pudeur (220 ou 236, cela dépend de la source) atteint son plus bas niveau depuis 1946, avec une division par plus de deux depuis 1967 (475) — elles repartent à la hausse dès l’année suivante. Quand on sait que les statistiques pénales ne reflètent en rien la réalité de la criminalité mais traduisent ce que la société entend punir, le succès du film de Bertrand Blier consone avec une forme d’occultation sociale de certaines violences sexuelles.

Tout ceci mériterait des enquêtes afin d’objectiver scientifiquement les choses. Pour l’instant, seule l’Église s’y est résolue.

De cette époque, l’industrie cinématographique n’est jamais sortie. Car elle revendique alors nettement plus que jamais une fonction artistique et critique destinée au progrès des libertés et fondée sur la rupture avec ce qui précède, notamment par la mise en scène et l’exposition de la transgression, surtout celle des désirs charnels — même contre la volonté de ceux ou celles qui en sont l’objet. Aussi se définissant comme nouveau magistère peut-elle ignorer ou ne pas voir tout ce qui en son sein relève de logiques de domination permettant à ceux en situation de pouvoir, surtout des hommes, d’exercer leurs désirs. On pourrait même parler de violence institutionnelle ou systémique.

Établie alors comme espace de pouvoir dans la société et bénéficiant de son aura d’émancipatrice sexuelle, l’industrie du cinéma permet à ses membres, surtout masculins, de bénéficier dans le reste de la société d’une présomption latente de non-usage de la violence sexuelle. Ainsi, à l’instar des classes dominantes et à rebours des classes populaires, échappent-ils aux mises en cause en matière de brutalité sexuelle, leur maîtrise des processus sociaux leur assurant une forme de liberté face aux logiques judiciaires. Le capital social de ceux qui bénéficient de l’institution qu’est le cinéma contribue à les protéger et à rendre mineures, invisibles, indicibles, inaudibles, incroyables les violences sexuelles qui s’y produisent.

Les puissants appelés à rendre compte

Aussi, l’affaire Depardieu, mais aussi les affaires Strauss-Kahn, Hulot, Baupin, Matzneff, Poivre d’Arvor, Duhamel, Preynat, pour renvoyer à d’autres milieux, ne dit-elle sans doute rien d’autre que ceci : une mutation est peut-être en cours, qui ferait que les puissants des milieux sociaux dominants et de tous les activités sociales revendiquant un magistère quel qu’il soit seraient désormais eux aussi appelés à rendre compte, sans pouvoir jouer de leur maîtrise des mécanismes sociaux, du pouvoir qu’ils ont ou ont eu et de l’usage sexuellement violent qu’ils en ont fait ou peut-être fait. D’une certaine manière se poursuivrait ainsi une des dynamiques de la modernité, soit la remise en cause de tout magistère, en dévoilant la dimension tyrannique que celui-ci peut prendre.

Mais tout ceci mériterait des enquêtes afin d’objectiver scientifiquement les choses. Pour l’instant, seule l’Église s’y est résolue. Peut-être y en aura-t-il pour d’autres milieux. Ou peut-être pas.

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Abus sexuelsArtsCinéma
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