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Lisant et relisant André Malraux, on ne peut qu’être frappé par l’importance de ses références aux figures et aux œuvres chrétiennes et par les commentaires qu’elles lui ont inspirés. En effet, cet écrivain n’a cessé de se dire agnostique, mais son agnosticisme ne le laissait pas indifférent. Dans La Condition humaine (1933), la question “Que faire d’une âme, s’il n’y a ni Dieu ni Christ ?” posée à propos du personnage de Tchen est aussi celle que l’écrivain se posait à lui-même. Lecteur de Bernanos — il a écrit sur L’Imposture et Journal d’un curé de campagne —, il lui dira après la guerre : “Avec les camps, Satan a reparu visiblement sur le monde…” Malraux a-t-il pu prononcer ce nom sans y croire, fût-ce obscurément ?
“L’assaut de la pitié”
On sait qu’il s’est passionnément intéressé à la création artistique : son Muséeimaginaire date de 1947 et fut notamment suivi par Le Monde chrétien (1954) et le premier volume de La Métamorphose des dieux (1957), plus tard intitulé Le Surnaturel, dont la partie la plus importante est consacrée aux arts roman et gothique. Malraux a donc beaucoup regardé le Christ. Nous ignorons comment ces face-à-face ont pu résonner au plus intime de lui-même, mais nous savons ce que certaines de ces représentations lui ont inspiré : par exemple le Christ roman de Beaulieu “dont les bras ouverts […] appellent à lui toute douleur et toute joie” ou le Dévot Christ de Perpignan, “symbole et témoin du mystère fondamental”. Il a scruté des christs allemands du Moyen Âge, le Christ de Bonnecombe et celui de Cologne. On pourrait aller jusqu’à dire qu’à travers l’art, Malraux n’a cessé de regarder le Christ ; une telle constance, fût-on agnostique, n’est pas anodine.
Dans son dernier roman, publié en 1943 sous le titre La Lutte avec l’Ange (qui deviendra après la guerre Les Noyers de l’Altenburg), Malraux mit en scène un épisode de la Première Guerre mondiale : une attaque allemande par les gaz contre les Russes. Or, contre toute attente, confrontés à la souffrance infernale de leurs ennemis, des soldats allemands prirent des Russes sur leurs épaules et les portèrent vers les ambulances. “L’Esprit du Mal ici était plus fort encore que la mort, si fort, qu’il fallait trouver un Russe qui ne fût pas tué, n’importe lequel, le mettre sur ses épaules et le sauver.” C’est alors que le père du narrateur, témoin de cet événement, regarde “dégringoler vers les ambulances l’assaut de la pitié”.
La Mère des Douleurs
S’interrogeant sur l’origine de cet élan fraternel qui l’avait bouleversé, Malraux écrira : “Dans la région la plus profonde de l’âme, le pôle qui s’oppose à l’horreur, au Mal métaphysique, ce n’est évidemment pas le Bien, ce n’est pas même la pitié, c’est la fraternité.” Mais on peut se demander, à notre tour, pourquoi la fraternité ne serait pas “le Bien” : pourquoi ne procéderait-elle pas de ce “fond de bonté” dont a parlé Paul Ricœur ? Plus tard, reprenant ce récit dans Lazare (1974), Malraux écrira : “Au fond de l’ennemi, il y a aussi la miséricorde” — donnant à sa phrase une résonance chrétienne qu’il ne pouvait ignorer. N’exprimait-il pas ainsi la même intuition que Ricœur : celle qu’un “fond de bonté”, captif au plus profond de l’humain, ne demanderait qu’à être libéré ? La formule de Malraux serait alors une autre façon de dire avec Ricœur (dont la phrase est postérieure) : “La bonté est à délivrer.”
En mai 1975, prononçant sur le parvis de la cathédrale de Chartres sa dernière oraison funèbre devant des survivantes de Ravensbrück, Malraux leur dit : “Croyantes ou non, vous connaissez le verset lugubrement illustre, prononcé pour tous puisque la douleur est partout : Stabat mater dolorosa… Et la Mère des Douleurs se tenait debout…” Pourquoi a-t-il tenu à évoquer ici Marie au pied de la croix ? Sans doute parce qu’il voyait en elle la figure même de la compassion, celle qui pouvait partager les douleurs des femmes auxquelles il s’adressait — mais n’est-il pas curieux qu’il ait envisagé que même les incroyantes pouvaient se sentir concernées ? De tels propos témoignent d’une extrême perméabilité au mystère chrétien.
Soif de transcendance
À la fin de sa préface à L’Enfant du rire (1973) de son ami Pierre Bockel, Malraux s’interroge : “Peut-il exister une communion sans transcendance, et sinon, sur quoi l’homme peut-il fonder ses valeurs suprêmes ? Sur quelle transcendance non révélée peut-il fonder sa communion ?” Il n’a pas répondu à cette question, mais l’avoir posée montre quelle soif de transcendance l’habitait. C’est pourquoi, en pensant aussi aux pages ferventes qu’il a écrites sur l’Évangile de saint Jean, sur le tympan d’Autun ou Les Pèlerins d’Emmaüs de Rembrandt, je crois pouvoir dire que, par sa vie et son œuvre, Malraux aura été plus proche du christianisme que les “chrétiens du dimanche matin” fustigés par Kierkegaard, ceux qui ne pensent plus à Dieu dès qu’ils sont sortis de l’église ou du temple, ceux que n’habitent plus les inquiétudes spirituelles.
Pratique