Il faut passer par le cloître de leur maison de retraite parisienne pour rejoindre la chambre de Monsieur et Madame Jean de Heaulme. Au cœur de cet établissement cossu : le jardin, où quelques résidents s’attardent pour contempler le ciel, en attendant que le temps passe. Dans leur appartement au parquet vitrifié, Geneviève de Galard, 98 ans, et son époux Jean de Heaulme, 101 ans, sont assis entre les photos de leurs enfants et de leur chère maison de famille, et les livres d’Histoire sur la bataille de Diên Biên Phu ou la guerre d’Indochine. Elle est assise, droite, élégante, dans un discret fauteuil roulant. Son mari se lève galamment. Geneviève de Galard n’a rien perdu de sa coquetterie de jeune femme, alors que le temps a marqué son visage de ses sillons lumineux. Peut-on la prendre en photo ? Bien sûr, “mais je ne suis pas coiffée”, soupire-t-elle. Jean de Heaulme lui envoie un discret baiser de la main : “Geneviève, tu es très belle”. Face à l’objectif, sous un discret crucifix, Geneviève sourit.
Geneviève de Galard grandit à Paris avec sa sœur, dans une famille aisée et catholique du XVIIe arrondissement. Lorsqu’à neuf ans, son père meurt, son monde s’effondre. Née en 1925 dans une famille d’officiers habitée par le sens de l’honneur et l’amour de la patrie, Geneviève est adolescente lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate. Petite, elle se déguise en infirmière : “J’aimais bien faire les pansements et soigner mes camarades de jeu. J’ai toujours voulu faire ça. Mon rêve de petite fille est devenu réalité”. Avec nostalgie, Geneviève de Galard insiste et parle au présent, le sourire au coin de la bouche : “Je devrais peut-être me faire réévaluer, mais je suis infirmière”. La guerre d’Indochine, celle que l’on surnomme tristement la guerre oubliée, oppose alors depuis 1946 les troupes de l’Union française au Việt Minh communiste dans ce qui constitue le premier soubresaut de la décolonisation. Cette guerre, on l’évoque à peine sur les bancs de l’école qui la boude dans ses programmes : souvenir amer d’une défaite douloureuse, peut-être. Certains y ont vu une lutte noble et nécessaire contre la barbarie du totalitarisme communiste. Pour d’autres, elle n’était qu’une guerre impérialiste. Pour beaucoup de ceux qui perdirent là-bas un époux, un fils, un frère ou un ami, l’Indochine, ce pays du bout du monde, ne valait pas la vie d’un homme aimé.
Geneviève de Galard a 21 ans quand éclate en 1946 la guerre d’indépendance de l’Indochine française, qui regroupait les territoires des actuels Viêt Nam, Laos et Cambodge. Elle est une des premières à rejoindre l’armée comme convoyeuse de l’air, ces infirmières pilotes secouristes de l’armée de l’air spécialisées dans le rapatriement et l’évacuation aérienne par voie sanitaire. Avant de s’engager, elle part en recollection chez les Bénédictines de Sainte Bathilde, à Vanves, en qui elle trouve un soutien par la prière dans les moments les plus noirs de la guerre. Elle rejoint alors le corps des convoyeuses de l’air qui rapatrient les blessés depuis Hanoï et Diên Biên Phu à bord d’avions sanitaires. Le 28 mars 1954 à l’aube, le C47 dans lequel se trouve Geneviève de Galard se pose à Diên Biên Phu où les premiers soldats du corps expéditionnaire se sont installés sans savoir qu’Hô Chi Minh s’apprête à y envoyer toutes les forces du Viêt Minh. À l’atterrissage, son dakota dévie et heurte un piquet de barbelés qui crève le radiateur d’huile. Impossible de repartir. Seule femme au milieu de 15.000 hommes, la jeune convoyeuse est prise au piège, au cœur de l’attaque du Việt Minh, pendant 59 jours.
Sur le champ de bataille, elle n’a pas peur de mourir. Elle tient sa foi de ses parents, tout comme la certitude que la mort n’est qu’un passage.
Dans l’enfer, elle trouve un secours dans l’honneur. Elle fait partie de cette génération qui a le sens du devoir et du sacrifice et qui ne prend pas la peine de s’apitoyer sur son sort. Petite, elle admire l’héroïsme de sa sainte patronne et de Louise de Bettignies. Lucide, elle se souvient : “Dieu était présent, c’était une force”. Sur le champ de bataille, elle n’a pas peur de mourir. Elle tient sa foi de ses parents, tout comme la certitude que la mort n’est qu’un passage. “En principe, souligne-t-elle, à nos âges, on devrait déjà être morts”. “C’est quand le bon Dieu voudra, ajoute son mari. Mais si on devait attendre encore vingt ans, ce serait tout de même un peu long”.
Le sens de l’honneur et l’amour de la patrie
En cette nuit de mars, l’attaque est d’une violence inouïe, mais Geneviève de Galard se met au service de ses blessés : ils sont des centaines, des milliers, à être opérés dans la clinique du camp, entre les mains de l’infirmière et des médecins, dont le colonel Jacques Gindrey. Pendant plus d’un mois, prisonnière de l’Armée populaire du Vietnam, Geneviève de Galard s’acharne à soigner ceux qui lui sont confiés. Dans l’insalubrité du camp, elle change les pansements des blessés aux membres fracturés, la chair à vif, les intestins béants, elle soigne les aveugles et les éclopés, panse les plaies des amputés et n’hésite pas à plonger ses mains dans la gaze souillée par le sang et les excréments des soldats.
Dans l’insalubrité du camp, elle change les pansements des blessés aux intestins béants et n’hésite pas à plonger ses mains dans la gaze souillée par le sang et les excréments des soldats.
Dans l’enfer de Diên Biên Phu, elle sourit et réconforte. Dans ses bras, les hommes expirent, mais Geneviève tient bon et accompagne les mourants pour “sauver l’homme par tous les moyens” sans imaginer “abréger les souffrances” : soulager, toujours, mais tuer, jamais. “J’avais l’occasion de faire mon métier pour de vrai” se souvient-t-elle. C’est vrai, je me suis demandé si j’avais eu raison de partir. Quand j’ai revu maman, j’ai su que j’avais fait le bon choix”. Avec émotion, la presque centenaire sourit : “Elle était très fière de moi”.
Lorsque le 7 mai 1954, le camp français tombe sous l’assaut des troupes du général Giap, commandant de l’armée Viêt-minh, la plus longue bataille de la guerre d’Indochine prend fin. Libérée, Geneviève rentre en France et retrouve les siens. Sous les honneurs, elle devient l’héroïne de toute une génération, qui oublie, un peu, grâce à son courage l’échec de cette guerre meurtrière. La France entière voit en elle une héroïne, et se console avec elle pour restaurer la gloire des enfants sacrifiés pour une patrie qui a perdu la guerre. En 1954, le général de Castries, commandant le camp retranché, lui remet la Légion d’honneur et la Croix de guerre. Soixante ans plus tard, Geneviève de Galard est élevée à la dignité de grand’croix. Au crépuscule de sa vie, l’ancienne convoyeuse de l’air n’a désormais plus qu’un rêve : “Revoir ses enfants et ses petits-enfants”. Jean de Heaulme, lui, sourit paisiblement. Ce que le colonel, ancien chef de Corps du 2e régiment d’infanterie de marine désire, lui, c’est simplement “rester le plus longtemps possible” auprès de celle qu’il aime tant.