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L’eutrapélie est difficile à cerner car elle a eu plusieurs significations au fil des siècles. Jusqu’à ne plus apparaître dans les dictionnaires généralistes d’aujourd’hui, ce qui est bien triste! Pendant longtemps, cette disposition de l’esprit érigée en vertu par saint Thomas d’Aquin, a eu deux facettes. Du grec eutrapelia, eutrapélie signifie littéralement “facilité à se tourner”. Elle définit la souplesse d’esprit, la finesse, mais aussi une certaine démesure. Elle a ainsi longtemps gardé un sens péjoratif lorsqu’elle était attribuée aux mauvais plaisants, ou aux personnages grossiers. Dans son Épître aux Éphésiens, saint Paul utilise le mot eutrapelia pour désigner et condamner des “propos grossiers, stupides ou scabreux” (Eph 5, 4) qu’il juge malvenus chez des chrétiens.
Ce sens péjoratif côtoyait un sens positif, développé par Aristote. Le philosophe grec définit l’eutrapélie comme une “impertinence polie”, une “démesure tempérée par la bonne éducation” (Rhétorique). Aristote en parle comme de la “bonne tournure” de paroles ou d’actes pour réaliser un bien. Ainsi donne-t-elle naissance à l’enjouement, à la joie simple d’être ensemble, mais aussi à la détente méritée après l’effort ou le devoir accompli.
Au XIIIe siècle, saint Thomas d’Aquin vante les bienfaits de l’eutrapélie, un repos nécessaire à l’âme, une détente bienvenue sans s’éloigner pour autant de la vertu de tempérance ou du regard de Dieu. Ni paresse, ni exubérance, l’eutrapélie s’épanouit dans la bonne humeur, la blague innocente, le sourire et le rire. Une vertu à rechercher, pour saint Thomas d’Aquin, car de même que le corps a besoin de se reposer, l’âme a besoin de se détendre : “De même que la fatigue du corps disparaît avec le repos du corps, de même, il faut que la fatigue de l’âme disparaisse avec le repos de l’âme. Or, le repos de l’âme, c’est le plaisir. Et les paroles et actions où l’on ne recherche que le plaisir de l’âme s’appellent divertissement ou récréation. Il est donc nécessaire d’en user de temps en temps, comme moyen de donner à l’âme un certain repos.” (Somme théologique)
L’eutrapélie appliquée à la vie de famille
Dans la revue L’Anneau d’Or de mai 1946, le père Henri Caffarel, fondateur des Équipes Notre-Dame, fait l’éloge de l’eutrapélie et invite à s’interroger sur sa pratique lors de son examen de conscience. Car, souligne-t-il, “sa pratique est d’une grande importance dans la vie de société et, très spécialement, dans la vie de famille”. La bonne humeur a en effet de grands pouvoirs. D’abord, elle facilite la pratique des vertus. “Sans elle, tout est laborieux, avec elle, tout devient aisé”, souligne le père Henri Caffarel.
Elle est créatrice d’amour et de bonheur grâce à sa puissance d’union et de réconciliation.
Ensuite, elle obtient des miracles de réconciliation. “Elle est créatrice, dans la famille, d’amour et de bonheur grâce à sa puissance d’union et de réconciliation”, affirme le prêtre. S’il y a de “légers mécontentements à dissiper” ou des pardons à donner, l’eutrapélie, la bonne humeur, favorise ce rapprochement entre les êtres. “Elle commence par réconcilier les êtres avec eux-mêmes, premier temps de leur réconciliation avec les autres. Elle les réconcilie également avec la vie, ses humbles tâches et ses grands devoirs”.
Une vertu contagieuse
En outre, la bonne humeur est contagieuse. “Si l’eutrapélie règne dans votre foyer, elle communiquera sa tonalité aux choses comme aux personnes”, précise encore le père Henri Caffarel. Il s’agit de ce qu’on appelle en psychologie les “interactions favorables”. Dans son récent ouvrage L’amour durable (Artège), Marc d’Anselme, général dans l’Armée devenu psychologue et thérapeute de couple, en donne un exemple parlant pour démontrer combien “notre état d’esprit imprègne nos proches”.
“Imaginons un père de famille rentrant chez lui. A l’entrée, il bute sur le cartable d’un enfant qui traîne et hurle son exaspération ! Assurément le dîner se passe mal…”, illustre-t-il. Les enfants se disputent, la femme boude… Que ce serait-il passé s’il avait enjambé le cartable et eu un mot gentil pour chacun ? Sans doute l’atmosphère familiale eût été bien différente. “Chacun de nous possède le pouvoir de déclencher des réflexes positifs ou négatifs avec son entourage. Inconsciemment, les neurones miroirs captent l’état d’esprit d’autrui qui se généralise ainsi entre les personnes qui se mettent spontanément sur une même modalité d’humeur”, explique le psychologue.
Une vertu à conquérir
Cette disposition de l’esprit n’est pas évidente à adopter tous les jours ! C’est pourquoi il s’agit bien d’une vertu, à travailler, à développer, à conquérir. “Car il s’agit d’une conquête”, reconnaît le père Henri Caffarel. “Tout homme en possède les germes, il ne les développe cependant que par un patient effort. Sa pratique sans défaillance exige parfois un véritable héroïsme”. Héroïsme face au cartable qui traîne dans l’entrée, par exemple…