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César 2024 : la vérité des chiffres et la vérité des êtres

Judith-Godreche

STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

L'actrice Judith Godrèche lors de la 49e cérémonie des Césars.

Henri Quantin - publié le 27/02/24

La 49e cérémonie des César a été marquée par le discours de Judith Godrèche qui a dénoncé les violences sexuelles dans le monde du cinéma. L’actrice s’est fait l’interprète de la solitude des victimes. Dans un art qui prétend désirer la vérité, note l’écrivain Henri Quantin, on ne peut pas se contenter de faire la morale avec des chiffres.

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Le septième art, est-ce le cinéma ou est-ce à présent l’arithmétique ? On en vient à se poser la question, devant l’obsession des calculs et des quotas qui a marqué la quarante-neuvième édition des Césars. Longtemps celui qui parlait des chiffres du cinéma pensait au coût d’un film ou à son nombre d’entrées ; désormais, c’est à la proportion de femmes qu’il est censé songer avant tout. Quatre-vingt-quatre hommes nommés et seulement cinquante-et-une femmes, ont signalé certains commentateurs avant les résultats. Et de sortir leur calculette pour déplorer que cela ne fasse que 38,6% de nominations féminines. Même déploration sur la composition des professionnels du cinéma qui établissent la liste des présélectionnés : 56,5% d’hommes contre 43,5% des femmes, dénonce le collectif 50/50. L’objectif ultime est-il vraiment celui-ci : soumettre la vie au règne du calcul pour atteindre une équation parfaite ? 

Triomphe féminin

On veut bien croire qu’un écart trop considérable puisse amener à s’interroger, mais mesurer l’égalité avec une statistique pour seul critère est rarement un progrès humain. Tant que les nommés resteront la plupart du temps cinq par catégorie, l’idée d’une exacte parité pourra même faire sourire, à moins qu’une nouvelle règle n’impose dans toute sélection deux femmes, deux hommes et un non-binaire. Les plus militants finiront-ils par dénoncer l’omniprésence des hommes dans la catégorie meilleur acteur masculin ?

Pour les lauréats de cette année, cela dit, le jury a été exemplaire : tout en regrettant une cérémonie au féminisme trop sage, Le Monde s’est réjoui d’«une parité absolue entre hommes et femmes dans le nombre de primés”. Faut-il soupçonner une tambouille égalitariste dans le choix des récompensés ? Ca ne contribuerait guère à la crédibilité du palmarès. Parfaite parité, en tout cas ? Oui, mais triomphe féminin tout de même, puisque les hommes ont été plus nombreux dans les Césars moins glorieux, plus “techniques”. Les Césars les plus prestigieux sont de fait revenus majoritairement à des femmes. Les chiffres, là encore, étaient censés fournir la meilleure manière de saluer ce progrès : beaucoup ont ainsi applaudi la présence de trois femmes sur les cinq nommés dans la catégorie “meilleure réalisation”, avant de rappeler que la lauréate Justine Triet était seulement la deuxième en quarante-neuf ans à l’emporter. La statistique a remplacé le chant de joie ; le et un et deux et trois s’est substitué à l’Alleluia.

Une complicité collective

Salué, avec plus ou moins d’arrière-pensées, comme l’événement le plus important de la soirée de cérémonie de ces quarante-neuvièmes Césars, le discours de Judith Godrèche a eu au moins le mérite de ne pas se fonder sur des statistiques et des pourcentages, mais sur des expériences vécues. Qu’on juge ou non qu’il était à sa place dans cette occasion — un peu comme le témoignage d’une victime d’abus à l’Assemblée des évêques de France —, deux éléments l’ont heureusement distingué d’un pur discours idéologique.

Ne pas transformer les faits en chiffres et confronter chacun à ce qu’il ferait s’il s’agissait de ses propres enfants.

Le premier élément est qu’il sortait de la seule logique des chiffres, au point même de l’inverser. Seule sous vos regards si nombreux, a déclaré Judith Godrèche, je suis aussi, d’une certaine façon, une foule qui vous regarde, celle des “deux mille personnes qui m’ont envoyé leur témoignage en quatre jours”. Ici, le chiffre n’avait plus rien à voir avec un décompte militant, car le discours mettait d’abord en avant l’exigence de vérité que peut exiger l’unique victime d’une complicité collective, “une enfant prise d’assaut comme une ville assiégée par un adulte tout-puissant, sous le regard silencieux d’une équipe”. On se souvient du mot de Caïphe : “Il vaut mieux qu’un seul homme meure pour le peuple, et que l’ensemble de la nation ne périsse pas” (Jn, 11, 50). Remplacer “homme” par “jeune actrice” ou “enfant de chœur”, et “nation” par “industrie du cinéma” ou “Église” et vous avez la formule qui justifie tous les abus et tous les silences complices. C’est pourquoi on peut également étendre au-delà du cinéma, sans nier la responsabilité propre du septième art et de son fonctionnement, cette remarque de l’actrice : “Le cinéma est fait de notre désir de vérité. Les films nous regardent autant que nous les regardons. Il est également fait de notre besoin d’humanité. Non ? Alors, pourquoi ? Pourquoi accepter que cet art que nous aimons tant, cet art qui nous lie soit utilisé comme une couverture pour un trafic illicite de jeunes filles ?” Difficile de dire plus clairement que l’esclavage n’est pas aboli partout.

Pas seulement les jeunes filles

Jeunes filles seulement ? C’est ici le second élément qui fait que le discours de Judith Godrèche évite le piège de la substitution de l’idéologie au réel. Tout en donnant légitimement une place prépondérante aux jeunes actrices, les propos signalent par deux fois que les jeunes acteurs ne sont pas épargnés. La première allusion se trouve dans la courte berceuse que Judith Godrèche dit s’être inventée pour se rassurer : “Mes bras serrés, c’est vous, toutes les petites filles dans le silence, /Mon cou, ma nuque penchée, c’est vous, tous les enfants dans le silence,/ Mes jambes bancales, c’est vous, les jeunes hommes qui n’ont pas pu se défendre.” On est loin des simplifications partisanes de ceux qui dénonçaient la supposée toute-puissance des prêtres en terme exclusifs d’oppression des hommes sur les femmes, au point d’oublier que les trois quarts des victimes de prêtres pédocriminels étaient des jeunes garçons.

Un peu plus loin, alors qu’elle affirme que le cinéma doit donner l’exemple — parce qu’«on ne peut pas être à un tel niveau d’impunité, de déni et de privilège qui fait que la morale nous passe par-dessus la tête” — Judith Godrèche n’oublie pas non plus les jeunes garçons victimes, comme cet acteur ayant révélé depuis qu’il avait été renvoyé d’un tournage parce qu’il refusait de poser nu : “On ne peut pas ignorer la vérité parce qu’il ne s’agit pas de notre enfant, de notre fils, notre fille.”

La vérité et l’humanité

Ne pas transformer les faits en chiffres et confronter chacun à ce qu’il ferait s’il s’agissait de ses propres enfants, il y a là deux critères pour savoir avec certitude que le réel l’emporte sur le réflexe idéologique ou la mauvaise foi partisane. Même pour qui goûte peu les tribunaux médiatiques, les indignations tardives surjouées, les grands-messes culturelles et les prêches laïques, le discours de Judith Godrèche peut apparaître comme le moment le plus marquant de la cérémonie d’un art qui dit désirer la vérité et l’humanité. Peut-être la plus vivante ce soir-là était-elle celle qui se sentait seule devant tous, sans calculer le pourcentage de femmes présentes dans la salle.

Tags:
CinémaFéminismeviolence
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