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La “convergence des luttes” fait partie d’une certaine mythologie “gaucharde” : des revendications ou protestations très diverses, des conditions de travail et les salaires ou revenus, des régimes de retraites, l’écologie, de tel projet gouvernemental de réforme, des violences policières ou coloniales et, plus largement, de tout ce qui “victimise”, sont censées pouvoir et même devoir se coordonner dans le cadre d’une lutte commune contre l’oppression bourgeoise, capitaliste, réactionnaire, oligarchique, élitiste, patriarcale, etc.
Convergences impossibles, ou inconscientes
Les différents “mouvements sociaux”, indignations et révoltes qui se juxtaposent ou se succèdent dans l’actualité s’avèrent cependant avoir quelque mal à se fédérer ou se conjuguer : la mayonnaise n’a par exemple pas pris entre “Gilets jaunes” et défenseurs de l’environnement et du “bio” ou anarcho-syndicalistes. Et la dénonciation du libéralisme impérialiste pro-israélien ne révèle rien d’autre à partager entre ses détracteurs sécularisés en Occident et les fanatiques religieux du Hamas. La bipolarisation contagieuse de la politique américaine, entre les extrêmes du “wokisme” et du nationalisme populiste, achève de ruiner l’illusion que toutes les rébellions contre l’establishment vont finalement dans le même sens.
Il est en revanche un domaine où, sans être explicites parce qu’elles demeurent inconscientes ou préfèrent ne pas prendre le risque de se manifester, des convergences sont détectables : c’est le terrain des combats “sociétaux”. Les campagnes pour l’avortement et toutes les manipulations prénatales, la libération sexuelle, l’euthanasie et le suicide assisté sont certes menées séparément, tour à tour. Elles vont pourtant toutes dans le même sens et s’inscrivent ainsi sans l’afficher dans une visée plus globale.
Un phénomène devenu banal, mais révélateur
Ce but est effectivement inavoué et sans doute inavouable — ceci dit sans du tout verser dans le complotisme, car il est a priori plus sûr d’imputer tout cela à des désinvoltures pressées ou des fixations obsessionnelles plutôt qu’à une détermination réfléchie, patiente et organisée. Il n’y a donc pas d’objectif ultime bien défini qui inspirerait en sous-main les arguments soigneusement ciblés dans chaque cas pour disqualifier les interdits moraux de la culture traditionnelle et justifier les artifices juridiques ou technologiquement avancés qui sont censés corriger les dysfonctionnements pénibles de ce que l’on appelait autrefois “la nature”.
Cette finalité transparaît de la façon peut-être la plus repérable au travers d’un phénomène devenu banal : l’instabilité des couples.
Cette finalité transparaît de la façon peut-être la plus repérable au travers d’un phénomène devenu banal : l’instabilité des couples. Celle-ci se traduit par le fait que près d’un mariage sur deux se termine à présent chez nous par un divorce, avec pour conséquence une multiplication des familles “recomposées” et “monoparentales”. Les ruptures, quelles que soient leurs causes, sont rarement sans inconvénients et c’est pourquoi, indépendamment du ratage vexant de l’investissement consenti, elles ont généralement été considérées comme des échecs. Mais c’est en train de changer, et il y a vraisemblablement là quelque chose qui révèle bien plus que l’évidente désaffection pour la conjugalité classique.
Un éloge de l’autonomie
On peut en prendre comme indice l’interview d’une philosophe-psychanalyste-psychologue-psychothérapeute, parue fin février dans une publication (Madame Figaro) qui n’est pas réputée ouvertement subversive. Le titre est éloquent : “Nous ne sommes pas faits pour être avec une seule personne.” La spécialiste des “problèmes de couple” (entre autres) explique que la vie à deux crée “une zone de confort, une sécurité qui peut nous enfermer de façon insidieuse”. Si bien que “quitter quelqu’un qui ne nous convient plus à un moment de notre vie, c’est effectivement assumer une forme de liberté, […] renouer avec notre moi et avec nos désirs”. Il s’agit d’«affirmer que […] l’autre ne nous complète pas”. Cette prise d’autonomie n’est même pas un centrage, car “elle nous permet d’embrasser notre inconstance”, et “la vie est mouvement, à l’image notre psyché”.
On voit émerger ici une certaine vision de l’être humain, décrété ne pouvoir s’épanouir que s’il est gouverné par ses seuls désirs du moment. Cette anthropologie est assez irréaliste : elle suppose que l’individu est comme seul au monde et peut se déterminer lui-même et changer à sa guise uniquement en fonction des envies qu’il a, n’a pas ou n’a plus dans son environnement immédiat, sans mise en perspective dans un recul, critique, interprétatif et même spéculatif. Et cette indépendance est aveugle puisque, non contente de rejeter a priori les considérations qui pourraient la contrarier, elle prétend ne rien devoir aux discours qui légitiment et donc encouragent (voire suscitent) les appétences qu’elle donne de satisfaire.
Une anthropologie sans pensée
Il n’est pas difficile d’entrevoir tout ce que cette vision de l’humain rend aussi trivial et bénéfique que les changements de “partenaire” : éviter une progéniture qui empêcherait de profiter de la vie, et éliminer l’enfant à naître s’il gêne, ou à l’inverse s’en faire fabriquer un à défaut de réussir à procréer ; pratiquer “une sexualité sans être amoureux” (comme le dit la “psy” citée plus haut) ; se marier ou cohabiter sans que l’identité sexuée de l’autre ait la moindre importance ; et finalement, quand le vieillissement et la maladie non seulement empêchent l’assouvissement des désirs mais encore les tarissent, demander à être supprimé “par compassion” ou bien abréger soi-même sa frustrante déchéance devenue irréversible.
Les luttes “sociétales” orientent ainsi ultimement vers la solitude, en prélude à une dissolution dans un néant où l’épuisement du désir prive l’existence de toute motivation.
Les luttes “sociétales” orientent ainsi ultimement vers la solitude, en prélude à une dissolution dans un néant où l’épuisement du désir prive l’existence de toute motivation. L’absence de destination explique assez bien que les itinéraires soient erratiques. Il n’y a quasiment pas de pensée : la réflexion se limite aux arguments et tactiques pour obtenir les moyens concrets, techniques et juridiques, de satisfaire les envies et parer aux désagréments. Ce pragmatisme à courte vue tient bien sûr mal la route — et pas seulement face aux croyances (encore prédominantes en dehors de l’Occident sécularisé) qui ouvrent des horizons par-delà les expériences directes et contradictoires, les y situent et exhaussent les désirs en ambitions.
Vérité de foi et sagesse humaine
Car les grandes manœuvres “sociétales” reposent sur une défaite de la pensée : le dogme arbitraire qui les inspire et qu’elles promeuvent est que l’autonomie de l’individu est à la fois souhaitable et possible, la société entière n’ayant pas d’autre de raison d’être que de la servir. Mais c’est un leurre, car si chaque personne est unique, elle n’est le centre que de sa vision particulière, donc partielle et partiale, du monde. Et chacun demeure à des degrés divers dépendant d’autres, dans un jeu de solidarités et, avec certains, de réciprocités actives.
C’est suprêmement exemplaire dans l’union privilégiée, qui est bien plus que l’alliance de deux égoïsmes, entre un homme et une femme, l’un et l’autre singuliers. Le propre de cette union est d’élargir et creuser le désir qui a poussé à la contracter, en devenant féconde grâce à des enfants qui n’y resteront pas enfermés et partageront la vie reçue bien au-delà du cercle familial. Que cette union ne doive pas être rompue reflète l’extension des désirs du moment jusque vers l’infini. Dieu dit dans la Bible qu’«il n’est pas bon que l’homme soit seul” (Gn 2, 18). Ce n’est pas seulement une vérité de foi. C’est aussi la sagesse immémoriale de l’humanité. Et c’est ce qui donne de résister aux réformes “sociétales”.