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L’Occident dont on parle couramment désigne l’ensemble formé par l’Europe (jusqu’aux frontières russes à l’Est) et l’Amérique du Nord (États-Unis et Canada) — l’Amérique centrale et du Sud, dite latine, constituant une entité voisine mais distincte, du fait de son histoire (colonisation quasi exclusivement espagnole et portugaise de nations autochtones relativement nombreuses, y compris des empires précolombiens, instabilité politique, industrialisation retardée) et donc de son impact moindre au XXe siècle en retour sur le vieux continent et dans le reste du monde. L’unité et l’identité de l’Occident sont cependant attaquées au XXIe siècle par un isolationnisme américain, incarné par Donald Trump, par l’émergence d’institutions européennes et aussi par l’idéologie woke.
L’Occident contesté
L’OTAN, née juste après la Seconde Guerre mondiale dans le contexte de la Guerre froide face à la menace soviétique, demeure la structure opératoire la plus représentative de l’Occident, et l’agression de la Russie poutinienne en Ukraine renouvelle sa raison d’être. Mais cette pression de l’extérieur ne suffit pas à redonner aux Occidentaux, dans leur diversité, entre les deux côtés de l’Atlantique et au sein de l’Union européenne, voire de chaque nation, la conscience (et la confiance) d’appartenir à une même civilisation, apparue en Europe, transplantée et développée en Amérique (spécialement du Nord) jusqu’à se poser en modèle, voire en idéal universel.
Ce qui est contesté à présent n’est pas simplement la suprématie de l’Occident, défiée du dehors par des puissances rivales (Russie, monde musulman, Chine…). C’est aussi, de l’intérieur, la validité de la notion même de civilisation, à savoir l’idée dont l’Occident n’est qu’une réalisation — soi-disant la plus achevée. Et cette récusation médiatisée est stimulée dans la sphère anglophone (souvent à l’avant-garde en Occident depuis le XIXe siècle) par la production intellectuelle, universitaire même. Le dernier exemple en date (l’hiver dernier) est How the World Made the West (“Comment le monde a fabriqué l’Occident”) : un pavé de près de 600 pages, dû à Josephine Crawley Quinn, professeur d’histoire de l’Antiquité à Oxford, et publié simultanément à Londres chez Bloomsbury et à New York par Random House.
Des “valeurs” empruntées
Tous les grands journaux ont recensé le livre et les médias audiovisuels en ont débattu à l’envi en invitant l’auteur, Josephine Quinn (née Crawley), ainsi devenue une vedette. Elle ne l’a sans doute pas cherché. Née en 1952, spécialiste des Phéniciens et Puniques (Carthaginois), elle a travaillé non seulement à partir de documents textuels, mais encore sur le terrain, en archéologue, et n’avait écrit pour le grand public qu’à la fin de sa carrière, avec À la recherche des Phéniciens (2018, traduit aux Éditions de La Découverte l’année suivante). Elle y argumentait que ce peuple n’est qu’un mythe tardivement concocté par les Grecs.
Dans son dernier et plus ambitieux ouvrage récemment sorti, la thèse est que le concept de civilisation, apparu à l’époque des Lumières en contraste avec l’état sauvage et la barbarie, a été développé et popularisé au XIXe siècle en Grande-Bretagne victorienne, coloniale et impérialiste. L’historienne montre que les “valeurs” habituellement censées caractériser et définir l’Occident (rationalité, démocratie, liberté, esprit d’exploration, d’entreprise et d’efficacité, créativité, etc.) ne lui sont pas propres, mais sont, grâce à des échanges technico-commerciaux dont il reste des traces dans les sols, des emprunts sélectifs au fil des siècles à une grande variété de cultures, enracinées entre le désert de Gobi (en Asie centrale) et l’Atlantique, et depuis la Scandinavie jusqu’au-delà du Sahara en Afrique.
Les légendes de l’Antiquité gréco-romaine et de la Renaissance
Ainsi est justifiée le titre : l’Occident, comme tout ce qui est appelé “civilisation”, apparaît comme la combinaison instable d’éléments venus du reste du monde. Dans cette perspective, chaque civilisation est tout aussi conjoncturelle et transitoire, et aucune ne peut prétendre à une autosuffisance pérenne et encore moins à l’hégémonie. Cette vision disqualifie la théorie du “choc des civilisations” (1996) de Samuel Huntington (1927-2008), selon laquelle l’histoire est gouvernée par des incompatibilités entre cultures hermétiques. Sont également subverties les légendes d’un Occident renaissant après l’obscurantisme médiéval et, en amont, de l’Antiquité gréco-romaine universaliste s’affirmant contre l’archaïsme tribal des empires moyen-orientaux successifs et peu durables.
La fragilisation de la notion de civilisation accentue la précarité, ressentie surtout en Europe, de l’Occident qui tend à s’en voir comme le prototype. L’anxiété est alimentée soit par la crainte d’un désastre écologique ou d’une troisième guerre mondiale, soit par les réformes “sociétales” déshumanisantes qui peuvent illustrer l’effondrement anthropologique et moral d’une décadence. Un symptôme de cette hantise est, dans la culture anglo-saxonne actuelle, le succès programmé du livre, à paraître à l’été 2024 chez HarperCollins à New York et Londres, de l’encore jeune (à peine “quadra”) journaliste et romancier anglais Paul M.M. Cooper, sous le titre : Fall of Civilizations (“Chute de civilisations”).
L’apocalypse redoutée
Il s’agit de la transcription de podcasts qui ont, paraît-il, été téléchargés plus de cent millions de fois. Pas moins de dix-huit épisodes ont été diffusés depuis 2019, sur le déclin et la disparition d’empires des cinq continents (y compris les Rapa Nui de l’Île de Pâques) depuis près de 4000 ans. L’histoire est chaque fois racontée du point de vue de ceux qui ont vécu et subi la ruine puis la désintégration de leur cadre matériel et philosophique de vie. C’est, peut-on supposer, ce qui fascine en offrant des expériences de l’apocalypse redoutée.
Ces deux ouvrages n’accordent pas d’importance particulière au judéo-christianisme. Ainsi, l’Exode est déclaré analogue à l’Illiade, et le Christ est réduit à une divinité asiatique de plus importée dans la culture romaine — laquelle se singularise, de même que la grecque et surtout l’hellénistique (après Alexandre le Grand), par l’absorption opportuniste d’éléments glanés sur ses marges ou dans ses contacts (pas forcément hostiles) avec l’extérieur.
Le christianisme dans l’histoire
Cette interprétation de l’histoire ne lui cherche pas de sens, et ne s’interroge pas sur la résilience du judaïsme. Elle ignore aussi le fait que le christianisme, après avoir obtenu sa place dans l’Empire romain, a pu la garder quand les “barbares” sont arrivés, puis inspirer (bien qu’en raison de la sécularisation qu’elle a aussi autorisée, ce ne fût plus institutionnellement) l’expansion européenne à partir des Temps modernes, s’avérant ainsi à la fois indépendant des civilisations et capable de les imprégner et dynamiser toutes, même si c’est toujours, et jusqu’à la fin des temps, de façon incomplète et fragile.