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Aleteia : Comment définissez-vous l’esprit dans lequel travaille une unité de soins palliatifs ?
Sylvie-Marie Clerget : Les soins palliatifs constituent une philosophie du “care”, une véritable culture qui demande à s’étendre à tous les domaines du soin. Aujourd’hui, cette culture s’applique à la fin de vie, plus précisément lorsque le patient a demandé l’arrêt des traitements curatifs de sa maladie qui, il le sait, va le conduire à court ou moyen terme, à la mort. Cette personne a accepté sa finitude et, plus ou moins sereinement, la perspective inéluctable toute proche à présent pour elle, de quitter ce monde. La mission des soins palliatifs est de prendre soin de ces derniers temps, d’être aux petits soins pour cette personne. C’est la volonté d’offrir une qualité de vie aux jours qui restent quand la quantité n’y est plus.
Quelle est votre approche de la personne en fin de vie ?
La prise en charge d’une personne humaine en fin de vie est dite holistique, c’est-à-dire qu’elle s’intéresse à toutes les dimensions de la personne : physique bien sûr, avec en priorité la gestion de la douleur et des symptômes inconfortables tels la dyspnée, les vomissements, l’anxiété ou les hémorragies, mais aussi, de façon positive, en apportant du bien-être à ce corps qui n’est parfois plus que souffrance, peut-être en vue d’une réconciliation, d’une réappropriation… Mais nous mettons sur le même plan le corps et les aspects psychologique, socio-familial et, ce n’est pas le moindre, cet élan de transcendance qui habite tout homme, que l’on désigne par le terme “spirituel”. En sachant que dans les derniers moments, il n’y a souvent plus qu’une présence silencieuse, une main que l’on tient, bref une communion d’amour dont on pressent que c’est la seule chose qui compte. Que dire en effet à quelqu’un qui n’est déjà plus tout à fait là, qui cherche à se libérer des dernières entraves le retenant encore en ce monde et qui se situe dans une réalité que nous ne connaissons pas, au-delà de la nôtre ? À ce stade, seule l’humilité et cette perméabilité à l’autre peuvent nous dicter l’attitude juste.
Comment le personnel soignant vit-il psychologiquement la possibilité, ouverte en Belgique, de prendre en charge une euthanasie afin qu’elle soit la plus humaine possible pour le patient et pour l’équipe soignante ?
Soyons clairs, cela relève de la chimère, et tout ce que l’on a essayé de mettre en œuvre ne peut que s’effondrer devant la réalité brutale de l’acte. Devant le constat d’un malaise persistant dans mon unité de soins palliatifs, il a été décidé de proposer aux membres de l’équipe des rencontres animées par un psychologue connu pour ses qualités humaines et rompu à ce genre d’exercice, où chacun pourra s’exprimer sur ce qu’il vit par rapport à l’euthanasie et partager ce qui l’habite en toute discrétion, car il existe au sein de notre équipe un vrai climat de confiance.
La société joue-t-elle encore son rôle lorsqu’elle autorise la transgression de l’interdit humaniste fondamental “Tu ne tueras pas” ?
Après les deux premières séances, je n’en suis pas ressortie apaisée, bien au contraire. Il m’a semblé que le débat était truqué. Il a suffi que tous défendent le respect du patient et la volonté de l’accompagner jusqu’au bout pour que l’animateur saisisse la perche pour affirmer que la seule attitude possible est le respect inconditionnel de la volonté libre et éclairée du patient. Selon lui, si j’essaie de convaincre ce dernier de renoncer à l’euthanasie, il subit une pression voire un jugement, il n’est plus le sujet acteur de sa vie, il devient l’objet de ma volonté qui décide pour lui de ce qui est bon ou mauvais. L’accusation de “moraliser” le débat tombe comme un couperet : l’argument est imparable.
Vous voulez dire que dans l’esprit de la législation belge, la responsabilité du soignant n’est pas d’apaiser le patient dans sa lutte contre la mort, mais de respecter sa volonté en l’aidant à provoquer sa mort ?
Oui, il ne s’agit pas de mener le combat au chevet du patient. En fait, il existe une confusion redoutable entre deux niveaux de réflexion. En théorie, tout devrait bien se passer puisque l’équipe est d’accord pour accompagner le patient selon sa demande, quelle qu’elle soit, et qu’il y a toujours des soignants qui acceptent plus ou moins sereinement de préparer les perfusions et d’assister le médecin qui les mettra en route. Pourquoi se battre si le soignant a le droit de refuser l’euthanasie, et que ce droit est respecté ? Parce qu’au-delà du niveau des personnes engagées dans le choix ou non de l’acte euthanasique, il existe un deuxième niveau que mes collègues belges ne saisissent pas : celui de la société. La société joue-t-elle encore son rôle lorsqu’elle autorise la transgression de l’interdit humaniste fondamental “Tu ne tueras pas” et dépénalise l’euthanasie, plaçant chaque soignant dans une position plus qu’inconfortable — d’où ce malaise irrépressible — face à ce patient qui dit : “Je veux mourir” ?
Cela signifie-t-il que sans interdit social, la souffrance ne peut que vous culpabiliser, au point de pousser, par compassion, à l’élimination des plus faibles ?
On comprend toujours que la souffrance dite “globale” — concept développé par Cicely Saunders à l’origine des soins palliatifs en Angleterre — soit insupportable. Qui sommes-nous, chacun, pour juger de ce qu’un être humain peut endurer ou pas ? Quelle responsabilité, quel poids énorme sur les épaules des médecins et des soignants ! Comment affirmer, dans certaines situations concrètes, que l’on ne peut admettre l’euthanasie, sans être considéré comme quelqu’un dépourvu de cœur, de compassion, de sensibilité, presque d’humanité ? Et comment assumer ce choix quand la loi, qui a pour fonction de garantir le bien commun, n’assure plus son rôle de protection des individus et les renvoie à leur responsabilité propre et à leur conscience ?
En Belgique, tout patient en fin de vie endurant des souffrances insupportables a le droit de recevoir une injection létale, mais les soignants ont le droit de refuser de l’administrer. Pour autant, ce droit au refus s’exerce sous le regard de ceux dans lequel vous lisez le reproche de préférer voir le mourant souffrir. Comment sortir de ce dilemme ?
La mort n’est pas la bonne réponse, ni la souffrance, la question ne se pose pas en ces termes. Lorsqu’on accompagne celui qui souffre avec tous les moyens de soulagement dont dispose actuellement la médecine palliative, mais surtout avec cette humanité qui est l’essence même des soins palliatifs, il n’est plus seul avec sa souffrance, il peut s’apaiser, faire face, plus fort de l’amour de ceux qui l’entourent, et rares alors se font les demandes d’euthanasie.
Une société qui promeut l’euthanasie comme un bien est une société qui a démissionné de son rôle.
Je me demande toujours pourquoi, dans ce débat, l’on parle si peu de la sédation (voire la sédation profonde et continue maintenue jusqu’au décès) pourtant bien encadrée dans la loi française actuelle et qui constitue une réponse aux souffrances réfractaires sans intention de donner la mort… Alors décidément oui, une société qui promeut l’euthanasie comme un bien est une société qui a démissionné de son rôle, et qui ne mérite plus de faire figurer au fronton de ses édifices publiques le noble mot de “fraternité”, contrairement à ce qu’affirme Emmanuel Macron.
Quelles conclusions ont été tirées des séances d’accompagnement psychologique de la pratique de l’euthanasie dans votre équipe de soins palliatifs ?
Il est clairement ressorti que le fait de donner la mort à quelqu’un était un acte grave, et qu’au fond, nul ne souhaitait que disparaisse le malaise qui avait provoqué ces réunions, afin d’éviter la banalisation de l’acte, ce qui serait pire que tout. Pour autant, nous savons que l’acte euthanasique ne cesse d’augmenter en Belgique. Cela n’enlève rien au courage des infirmières de soins palliatifs belges qui, quoi qu’elles fassent, ont toujours à cœur le souci de venir en aide aux malades qui souffrent, jusqu’au bout, conservant leurs réticences face à l’acte euthanasique.